Melancholia

Jean-Pierre Adjedj (mai 1999)

Le rapport de la psychanalyse à la mélancolie n’est pas sans énigme et comporte un certain nombre d’obstacles auxquels nous nous confrontons lorsque nous nous interrogeons sur la façon dont le concept de mélancolie s’est forgé. S’agit-il d’une maladie universelle ayant traversé l’histoire, de la civilisation grecque à nos jours, ou d’un concept qui a trouvé son élaboration au cours des âges, avec des variations successives ?

L’une des sources premières est donnée par Hippocrate, médecin et philosophe de l’antiquité grecque, à qui nous devons porter une attention toute particulière. En introduisant l’art comme techné (science), Hippocrate entendait soustraire la médecine à la tuché (hasard). La science était pour lui l’art de déterminer les causes de maladies et d’en approfondir les connaissances. Il entendait léguer sa démarche à la postérité. Aussi peut-on lire dans Les Aphorismes que " la vie est courte, l’art est long ".

Les premiers écrits d’Hippocrate nous ont été restitués par Galien. Hippocrate liait tempérament et humeur. De fait, la contraction de l’humeur mélos (noir) et colie (bile), donnait la bile noire, ou atrabilie. Le tempérament mélancolique par accumulation des substances noires conduisait à de la tristesse profonde ou parfois à la frénésie. Hippocrate nous renseigne, dans Les Aphorismes, sur ce qu’il entend par mélancolie : " si la crainte et la tristesse durent longtemps, un tel état est mélancolique ".

Plus tard, Aristote dévoile un autre aspect de la mélancolie : son accointance avec le génie. Selon Aristote, le génie n’est pas sans rapport avec le tempérament mélancolique. Et de citer un certain nombre d’hommes célèbres : Platon, Empédocle, Héraklès.

Nous devons à Jackie Pigeaud de nous avoir rendu attentif, dans une lecture relativement serrée d’Aristote, à l’idée que la mélancolie serait " liée à un trope spécifique ". Ainsi, dans sa lecture d’Aristote, il relève que le génie et la mélancolie ne sont pas sans rapport avec la créativité et la métaphore poétique. Toutefois, la mélancolie est pour Aristote l’expression d’un tempérament lié à l’accumulation de bile noire. Ainsi, selon lui, le génie et la créativité ont un rapport avec le tourment et la tristesse.

L’accomplissement de l’homme emprunte pour Aristote un autre cheminement, celui d’une éthique du bien qu’il désigne comme bonheur. Pour accéder à la connaissance du monde, il faut emprunter la voie du " nous " (intellect et intelligence sensible). Dans l’Ethique de Nicomaque, Aristote pose l’éthique du bien comme moyen d’accéder au divin. Le bien, selon Platon, dont il fut le disciple, est récusé en raison de sa proximité avec la notion de plaisir.

Le bonheur selon Aristote ne peut consister dans le divertissement car il est " par lui-même une fin ", de telle sorte que ce qui est conforme à la vertu est pour lui conforme à la sagesse. Ainsi la réalisation du bien, identifiée au bonheur, ne peut résulter que de l’exercice de la contemplation. Dans l’Ethique de Nicomaque, paragraphe 10, chapitre VIII, il soutient l’assertion selon laquelle " le bonheur n’a d’autre limite que celle de la contemplation. Plus notre faculté de contempler se développe, plus se développent nos possibilités de bonheur… ".

Nous aurions pu penser qu’Aristote pencherait plutôt pour la voie sublimatoire et de créativité qu’impliquait le tempérament mélancolique ; il n’est en rien. La contemplation, moyen et finalité, est la voie qui, selon lui, conduit à la réalisation de l’être.

Nous trouvons dans cette approche l’émergence d’un rapport du sujet à un objet suprême, le divin, source de connaissance du monde. Cette approche n’est pas sans rapport avec ce qui constitue le revers de la médaille, à savoir la déiscence contemplative. Que se passe-t-il alors lorsque le sujet se déprend de la fascination qu’exerce sur lui un objet total, un signifiant, au moment où s’interrompt l’activité contemplative ?

L’originalité d’Aristote dans cet extrait de l’Ethique de Nicomaque consiste en une proposition qui élèverait l’homme au-dessus de sa condition humaine sans pour autant relever les écueils de ce projet.

Au Moyen Age, l’amour de la contemplation pour un bien suprême devient activité quasi exclusive des moines dans les monastères. Accéder à l’innommable, le hors-temps, est un projet dont le revers est le moment de rupture. En effet, sous l’influence du Malin, la contemplation s’interrompt dans un moment décrit comme retrait avec torpeur, perplexité et tristesse. Ce mal allait croissant jusqu’au moment où le soleil atteignait son zénith. Ce temps, apparenté à un moment mélancolique, était appelé acédia ou démon de midi. La cause, bien entendu, était dévolue au Malin, figure héraldique de la culpabilité inconsciente. L’éclipse qui en résultait nous confronte cependant à une question importante : qu’en est-il du retrait de l’objet lorsque, de son ombre écrasante, il vient étendre ses contours et s’abattre sur un sujet ?

Mon hypothèse est la suivante : nous sommes en présence d’une véritable opération de privation au cours de laquelle le sujet rencontre la difficulté de substituer à cet objet total un objet de désir. La non-partialisation de cet objet lui confère par retournement un statut persécutif.

Etre attentif à ce processus permet de souligner l’importance de différencier ce qui, pour un sujet, occupe une place d’objet plein, donc hors fantasme, d’un objet partiel, ou signifiant, qui en tant que se substituant au signifiant du manque, prendra la place d’objet cause du désir.

La fonction du surmoi, dans l’acédia, est d’assurer un minimum de séparation et de distance quant à ce signifiant bien suprême. L’hypothèse d’un processus de privation s’en trouve d’autant plus renforcée qu’à tendre vers la fusion, c’est du réel que le retour s’effectue.

Il paraît important de souligner là une différence entre une quête de fusion et l’identification ou fixation à un trait ou signifiant du désir. La fusion a pour vertu de confondre sujet et objet dans un même mouvement, d’autant que l’objet occupe à ce moment-là une fonction d’idéal irréductible ; on conçoit aisément que la perte, inévitable, relève d’une forme de dépossession ou encore privation.

Le mélancolique, tel que le décrit Freud dans son célèbre article " Deuil et mélancolie ", n’est-il pas celui dont la perte d’un idéal, de la patrie, ou autre, le constitue comme privé ? Le modèle de la contemplation, dans le moment d’acédia, paraît rendre compte du fait que le sujet peut savoir selon la formule de Freud " qui il a perdu mais non ce qu’il a perdu ". La difficulté que nous rencontrons à la lecture du texte de Freud est liée à mon sens à l’indétermination de la perte. Il conviendrait de s’interroger sur la nature structurale de cette perte et de son incidence sur la régression de la libido au narcissisme et sur l’ambivalence.

Il ne va pas de soi qu’une destitution d’un objet de fantasme puisse conduire à une identification archaïque à l’objet oral sur un mode ambivalent.

L’approche structurale du mythe œdipien dont le déclin assure une identification au phallus (imaginaire) a peut-être influencé la conception de Freud sur la mélancolie. Aussi laisse-t-il entendre qu’à l’occasion d’une perte, non élucidée, se produirait une forme de décomposition structurale du fantasme dont ne subsisterait que le retour du moi au narcissisme, donc l’identification narcissique à l’objet. Mais nous ne pouvons avancer si nous ne prenons pas en compte la différence entre idéal du moi et moi idéal. En effet, il y a une différence entre " se faire voir du lieu de l’Autre ", ce qui est le propre de l’idéal du moi (instance symbolique) et l’identification à un signifiant ou objet dans lequel le sujet se reconnaît et assure la mêmeté (moi idéal).

Nous ne sommes pas assuré qu’avant la phase de mélancolie, l’idéal du moi ait occupé sa fonction symbolique ; il aurait dans ce cas-là opéré plutôt sur un mode de frustration au moment de la perte.

L’hypothèse selon laquelle c’est du moi idéal que le sujet a tenu sa consistance est confortée par le fait que dans la mélancolie, quelle que soit la nature de la perte (réelle ou fictive), il s’agit d’une perte sèche laissant le sujet en panne de recours à tout autre objet de substitution, comme ce serait le cas dans le fantasme.

De ce fait, l’expérience crépusculaire qui s’abat sur le sujet apparaît comme un effet du réel avec comme seul recours possible l’identification narcissique. La fonction du surmoi serait une résultante de l’ambivalence amour/haine, résultante qui aurait pour tâche de limiter le plein exercice de la pulsion de mort.

Peut-être cette fonction de culpabilité du surmoi assure dans la mélancolie un arbitrage entre le réel et la part signifiante qui reste à métaphoriser ?

Le surmoi dans la mélancolie ne serait-il pas, entre autres, le " pousse-à-métaphoriser " ? Cela rendrait compte de l’intuition d’Aristote selon qui la mélancolie a un rapport avec la métaphore.

Il reste à déterminer si la métaphore emprunte alors la voie sublimatoire ou bien procède à la reconstitution du champ du fantasme, deux chemins opposables. L’un s’appuie sur la désexualisation des pulsions, l’autre reconstitue l’intégration des pulsions partielles (déliées dans le moment mélancolique) sous l’égide de la métaphore paternelle, dit signifiant phallique.