Le surmoi dans la clinique du psychanalyste
et dans la pratique médicale
Fernando da Silva Amorim
Introduction
Il nous semble qu’il faille d’abord dire que le surmoi est une des instances de l’appareil psychique pensée par Freud. C’est-à-dire une structure loin d’être indépendante, même si nous nous sommes habitués à voir le surmoi comme “ dur et cruel ” pour Freud (1, p. 49), comme “ la figure obscène et féroce du Surmoi ” pour Lacan (2, p. 619). Le surmoi est toujours à articuler avec la loi, la loi de la castration. Cependant, nous sommes tous témoins d’une cruauté, d’une férocité, d’une obscénité de la part, semble-t-il, du surmoi. Or, cela n’a plus rien à voir avec la castration comme élément d’apaisement, de parole qui sert à faire un chemin dans la ligne imaginaire.
Comment donc articuler ce paradoxe ? A notre avis, nous ne sommes plus dans le champ du surmoi en tant qu’instance, mais dans celui de la résistance du surmoi. C’est ainsi que nous interprétons “ la figure obscène et féroce du Surmoi ”. La figure obscène et féroce en question est la résistance du surmoi.
Si nous trouvons les premières notions de ce que sera le surmoi, étant articulé avec le signifiant, déjà dans le Manuscrit L (4, p. 176), la résistance du surmoi est opérée par Freud, à partir de 1925 [1926], dans son texte “ Inhibition, symptôme et angoisse ” (5). A la page 89 de l’édition française, il dit que la résistance du surmoi était celle qu’il avait “ reconnue la dernière ”. Il dit aussi qu’elle est “ la plus obscure, mais non pas toujours la plus faible, elle semble prendre racine dans le sentiment de culpabilité ou le besoin de punition s’opposant à tout succès, et par conséquent aussi à la guérison par l’analyse ”.
C’est dans L’Abrégé de psychanalyse (6) que Freud soutient l’idée d’un “ besoin d’être malade ”, le “ besoin de souffrir ” (les guillemets sont de Freud) (6, p. 48). Ces besoins viennent d’un sentiment de culpabilité comme il nous l’a déjà dit dans le texte de 1925. Il ajoutera cependant : “ Ce sentiment est évidemment le mode de résistance provenant d’un surmoi particulièrement dur et cruel. Si le patient doit ne pas guérir et continuer à être malade, c’est parce qu’il ne mérite pas mieux ” (6, p. 48-49). Il continue : “ Cette résistance, tout en ne gênant pas notre travail intellectuel, le rend inefficace ; si elle [la résistance du surmoi] nous permet parfois de supprimer telle ou telle forme de névrose, elle [la résistance du surmoi] se montre aussitôt prête à la remplacer par une autre, éventuellement par quelque maladie organique ” (ibid.) (eine somatische Erkrankung) (6a, p. 75).
La pratique du psychanalyste avec les malades corporels voire organiques
C’est ici que peut débuter véritablement notre intervention. Elle vise à indiquer que le surmoi prend une place bien particulière dans notre clinique avec le malade somatique et avec le malade organique.
Faisons déjà une distinction : le malade somatique est le malade fonctionnel, ce sont les symptômes de Dora (7, p. 28) par exemple. La maladie organique est la maladie où le médecin trouve une lésion qui nécessite des soins chimiques voire chirurgicaux (8, p. 237). Dans la maladie organique, l’organisme est atteint et le signifiant n’y peut rien. D’où la nécessité des soins du médecin, voire du chirurgien. Il faut faire en sorte que l’organisme accède au registre dans corps pour que l’action du signifiant puisse être thérapeutique.
Retournons à Freud. Il continue : “ Ce sentiment de culpabilité explique aussi comment certains névrosés, atteints de troubles graves, peuvent guérir ou voir leur état s’améliorer du fait de malheurs réels ” (6, p. 49).
En travaillant avec les deux schémas de Freud, celui de 1923 paru dans “ Le Moi et le Ça ” et celui de 1932, paru dans Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, nous remarquons que l’ouverture supérieure droite, que j’avais appelée la bucca pour éviter toute tentation de traduction, peut symboliser l’issue pour l’expression du symptôme dans le corps, par la maladie dans le corps, indépendamment du fait que la structure soit du côté de la névrose, de la psychose ou de la perversion.
Chose étonnante, ce schéma de 1932 était “ allongé ” dans le premier livre de Freud et maintenant est debout, par traîtrise des traducteurs. Dans ce schéma, la bucca est bouchée. Par où se dégage l’énergie pulsionnelle ? Par l’“ ouverture de ‘32 ”, ainsi que nous avons appelé l’ouverture à gauche du schéma.
Cette issue, l’ouverture de ‘32, est utilisée dans le cas des maladies organiques, indépendamment du fait que la structure psychique soit du côté de la névrose, de la psychose ou de la perversion.
Dans le schéma de 1923, le surmoi bloque la voie libidinale, en ne laissant que la bucca comme issue au matériel refoulé qui se situe dans l’inconscient.
Dans le schéma de 1932 le surmoi bloque complètement les possibilités d’accès à une élaboration consciente, ce qui fait que la libido trouve dans l’ouverture de ‘32 une voie de facilité.
Il faut dire que la pauvreté associative de ces malades, reconnus légitimement par les psychosomaticiens, est la preuve que le surmoi avait fermé l’accès de la richesse du matériel inconscient à la conscience. Avec la continuité du travail et avec le désir, et le swingue du psychanalyste, cette difficulté a tendance à diminuer.
Nous pouvons trouver les structures freudiennes — névrose, psychose, perversion — dans les maladies psychiques, c’est-à-dire, les maladies où les sujets souffrent de leurs pensées ; dans les maladies corporelles, les sujets qui souffrent dans leur corps de dysfonctionnement sans que cela arrive à une lésion ; dans les maladies organiques, le corps est atteint de lésions.
Ce que nous avons remarqué dans la clinique c’est qu’il y a des sujets où, une fois qu’ils sont entrés en analyse, leurs maladies organiques cèdent la place à une maladie corporelle, voire un symptôme de conversion. La suite logique de la direction de la cure du malade atteint dans son corps voire dans son organisme est que le discours du moi laisse tomber a) la maladie organique, puis b) la maladie dans le corps et nous allons voir le sujet parler de son c) monde fantasmatique.
Cette dynamique est tout à fait importante dans la cartographie de la cure des malades atteints dans le corps voire dans l’organisme. Nous remarquons avec Freud que “ Pour combattre cette résistance [du surmoi], nous nous bornons à la rendre consciente et à tenter de démanteler lentement le surmoi hostile ” (6, p. 49).
Il est très important de remarquer que ce que Freud appelle “ surmoi hostile ” est à entendre comme résistance du surmoi. C’est cette résistance qui fait que le surmoi est hostile. Hostilité liée à l’identification imaginaire qui provoque des effets dans le réel du corps, c’est-à-dire l’organisme.
La deuxième remarque concerne le “ lentement ” (ibid.). L’opération de castration symbolique de la résistance du surmoi doit se faire avec swingue. Une mauvaise manœuvre et le moi se sentira puni, ce qui peut justifier le passage à l’acte. Une autre voie possible est la rechute dans la maladie corporelle ou organique. Cela dépendra de la force du blocage du surmoi et des voies de frayage (Bahnung) (9, p. 334).
Le transfert
Il est tout aussi important de noter que sans un transfert solide nous ne pouvons pas traverser la dure épreuve qui fait que le sujet du moi sabote l’expérience analytique pour continuer dans la position de malade. Malade organique, corporel, psychique.
Dans l’Abrégé de psychanalyse, Freud utilise le mot transfert comme il l’avait utilisé au début de son œuvre, dans le sens d’un déplacement énergétique habituel dans la théorie des neurones. C’est en avançant dans le texte que Freud démontre les avantages du transfert et que ce transfert pourra mener le sujet à la guérison.
Les avantages, dit-il, sont que l’analyste pourra occuper la position du surmoi pour le sujet, puisque “ ce sont justement ses parents qui ont été, comme nous le savons, à l’origine du surmoi ” (6, p. 43).
Médecin : de l’organisme au corps
Il faut signaler que, pendant que nous suivons, dans notre clinique, les indications de Freud sur la façon d’être du psychanalyste, le véritable médecin du corps, c’est-à-dire celui qui sait manier, voire supporter d’être mis dans cette position du surmoi, position qui est possible appuyée par le transfert, nous voyons s’apaiser, même disparaître, les expressions de souffrance dans le corps voire dans l’organisme. Cela sans nullement nier l’efficacité d’un travail compétent du prescripteur, du médecin de l’organisme.
Notre travail avec le malade organique, voire somatique, fonctionne parce que nous suivons les indications de Freud et de Lacan. Nous ne faisons pas de la psychosomatique, qui semble avoir quelques compétences à s’occuper des cas des maladies corporelles mais qui, pour avoir lâché le fil rouge de la psychanalyse, finit par se mordre la queue en plein milieu du labyrinthe.
Le psychanalyste qui travaille avec des sujets atteints dans le corps ou dans l’organisme doit suivre l’indication de Freud, à savoir “ Le soin avec lequel on veille au maniement du transfert est un sûr garant de succès ” (6, p. 45), car le transfert, en tant que phénomène, comme le phénomène psychosomatique, est au service des résistances. Et puisque c’est du surmoi que nous parlons, il s’agit de la résistance du surmoi (ce qui ne veut pas dire que nous méconnaissons les quatre autres).
Freud nous dit que le matériel du travail du psychanalyste vient de diverses sources : “ des dires du patient, de ses associations libres, de ses manifestations de transfert, de l’interprétation de ses rêves et enfin de ses actes manqués ” (6, p. 46). Nous ajoutons volontiers la maladie corporelle et la maladie organique, en laissant clair que, si la maladie corporelle peut être interprétée en tant que message avec une signification symbolique, dans la maladie organique c’est le désir du psychanalyste qui peut amener le sujet à désirer accéder à ce registre de message à déchiffrer qui est caractéristique de la maladie somatique, corporelle ou psychosomatique (les trois mots sont à notre avis des synonymes).
“ Vaincre les résistances ”, dira Freud, “ c’est de toutes les parties de l’analyse celle qui nous prend le plus de temps et nous donne la plus grande peine. Mais l’effort fourni porte ses fruits en provoquant dans le moi une modification favorable qui persistera toute la vie, indépendamment de l’issue du transfert ” (6, p. 48). Apparemment il s’agit d’une affirmation culottée. Mais ce n’est rien d’autre qu’un constat clinique. Une fois que le sujet traverse le Rubicon, il n’y a plus de possibilité de reculer, il est désenchanté.
Un exemple clinique de punition du surmoi chez une femme hystérique souffrant de dérèglement des glandes sudoripares (maladie corporelle)
En analyse depuis onze mois, souvent déprimée elle amène depuis peu des rêves plus colorés où les hommes qui la persécutent dans les rêves ont l’air moins méchants. Les extrémités du corps, qui “ dégoulinait tout le temps, de partout ”, selon son expression, prend maintenant une autre voie. Elle sent son corps devenir chaud. A notre dernière séance elle n’est pas venue car une idée lui avait traversé l’esprit : “ et si j’avais laissé le feu allumé ? ”. Elle appelle l’analyste pour dire qu’elle est à mi-chemin et qu’elle hésite à venir à la séance. Celui-ci attend sa décision sans un mot. Elle décide de retourner chez elle et trente minutes après elle appelle l’analyste pour dire que le feu est éteint.
Le lendemain, un mardi, elle vient en parlant du week-end extraordinaire qu’elle a passé toute seule, et sans avoir peur. Elle se rappelle aussi que c’était pendant ce week-end qu’elle s’était fait mal au cou.
Suite à ses associations, elle se rappelle que le lundi, elle a passé une journée où, au contraire de vouloir mourir, elle a songé à changer de travail. Elle a conclu que l’analyse était pour quelque chose dans le changement de sa vie. Elle remarque que c’était en venant à sa séance du mardi que l’idée du feu allumée lui avait traversé l’esprit. La séance du mardi est suspendue quand elle dit : “ Il me semble que quand les choses commence à marcher pour moi, il y a un truc, comme une punition… ”.
Exemple de besoin d’être malade chez un homme hystérique atteint d’une maladie rhumatismale (maladie organique)
En analyse depuis cinq ans, ce monsieur, que nous avons rencontré sur son lit d’hôpital, n’est vu par son médecin traitant, le Professeur Loïc Guillevin qu’une fois par an. Sa maladie a disparu du circuit médical et aussi de son discours en analyse. Pour nous il est très important de signaler que le sujet vu par son médecin il y a cinq ans était en consultation médicale hebdomadaire. Depuis qu’il est en analyse, il n’est plus vu qu’une fois par mois, puis tous les trois mois, puis tous les six mois. Actuellement il est vu par son médecin traitant une fois par an, histoire, pour le médecin, de garder le contact avec le malade. Notre conclusion est que la rencontre avec un psychanalyste est bonne pour le malade atteint dans son corps, voire dans son organisme. Cela veut dire aussi que nos indications soutenues par l’enseignement freudo-lacanien tiennent la route.
Dans une séance où il se plaint de ses difficultés multiples au travail, avec sa fille et avec son épouse, il se livre à une confession.
“ Il faut que je vous dise, car ça m’a traversé l’esprit. ” Réticent, mais appuyé par l’analyste, il continue “ Comme ce serait bon si je tombais malade maintenant ! ”.
Nous pouvons remarquer la force du symbolique qui, soutenu par le désir du bien dire, empêche que le moi se lâche à la gourmandise du surmoi. Mais cela parce qu’il est en analyse et parce qu’il n’a plus de symptôme pour soutenir une issue par la tangente. Le bénéfice de la maladie est justement basé dans le même processus, la question est que le malade n’est pas forcément conscient de cela. Après être entré en analyse, ce sujet a récupéré sa femme, acheté une maison à crédit, et est devenu père d’un deuxième enfant, de sexe masculin. Il est actuellement chef, signifiant qui le met du côté de celui qui a les armes pour se confronter avec le père, qui dans ce cas, est à mettre du côté de la figure féroce et obscène.
Bibliographie
1) Freud Sigmund, Abrégé de psychanalyse, PUF, Paris, 1949.
9) Lacan Jacques, Ecrits, Le Seuil, Paris, 1966.
3) Lacan Jacques, Le séminaire, Livre IV, Le Seuil, Paris, 1994.
4) Freud Sigmund, La naissance de la psychanalyse, PUF, Paris, 1956.
5) Freud Sigmund, Inhibition, symptôme et angoisse, PUF, Paris, 1951.
6) Freud Sigmund, Abrégé de psychanalyse, PUF, Paris, 1949.
6a) Freud Sigmund, Abriss der psychoanalyse, Fischer Verlag, Frankfurt am Main, 1994.
7) Freud Sigmund, Cinq psychanalyses, PUF, Paris, 1954
8) Freud Sigmund, “ L’analyse avec fin et l’analyse sans fin ”, in Résultats, idées, problèmes II, PUF, Paris, 1985.
9) Freud Sigmund, “ Esquisse d’une psychologie scientifique ”, In La naissance de la psychanalyse, PUF, Paris, 1956.