Surmoi, sentiment de culpabilité et meurtre mythique du père

Moïse BENADIBA

Freud, à propos du sentiment de culpabilité, qui a selon lui son origine dans le meurtre mythique du premier père, a toujours insisté sur la sévérité d’un surmoi implacable, contrôlant toute pulsion et a souligné l’importance du passage de l’interdiction de l’objet d’amour à la condamnation de la pulsion qui vise l’objet d’amour. Il soutient que le sentiment de culpabilité est sous-tendu par deux causes entre elles liées : le renoncement à la satisfaction de la pulsion et l’angoisse par rapport à l’Autre — qu’il désigne par “ Autorité extérieure ”.

Conséquence de l’angoisse, le renoncement ici ne suffit pas pour ne pas perdre l’amour de l’Autre, car le désir, en l’occurrence désir interdit, persiste et demeure impossible à dissimuler au surmoi. Le surmoi sait, dit Freud, il sait que le désir persiste.

Quels liens dès lors entre surmoi, sentiment de culpabilité et meurtre du père ?

En lien avec cette question, peuvent avoir leur pertinence la reprise de l’analyse et l’étude des significations d’un fait de culture du rituel du judaïsme : le “ Kol Nidréi ”, déclaration solennellement récitée en guise d’introduction au service vespéral qui sert de prélude à l’office du soir de “ Yom Kippour ”.

L’objet fondamental de la déclaration “ Kol Nidréi ” consiste en l’insistance sur le caractère sacré de la parole, selon la tradition juive. Pour la psychanalyse, avec Reik et Abraham notamment, le “ Kol Nidréi ” serait une annulation du “ Brith ” ou un substitut du repas totémique exprimé en paroles.

Lucien Israël reprenant dans son Séminaire [2] l’étude de Reik et d’Abraham sur la question du “ Kol Nidréi ”, précise ceci, d’intérêt quant aux liens entre surmoi, culpabilité et meurtre du père : l’élaboration théorique de ces deux auteurs, dit-il, frappe surtout, d’où sa fragilité, par le glissement qui y est fait d’un mythe, d’une construction freudienne purement imaginaire à une réalité, à un événement historique, en ce qui concerne le meurtre du père, du père de la horde primitive. Or, le meurtre du père, qu’est-ce ? Ça n’a rien d’historique, le meurtre du père : “ le meurtre du père, c’est la constitution de la métaphore paternelle ” [2]. Autrement dit, c’est la création d’un signifiant, d’un symbole qui représente le père et par cette représentation le dispense de sa présence. En ce sens, ce que la déclaration de “ Kol Nidréi ” montre surtout, c’est qu’il n’y a pas de lien. “ Que nos vœux ne soient pas des vœux, que nos serments ne soient pas des serments ”, comme dit “ Kol Nidréi ” solennellement, cela permet d’oublier ceci ; comme si les serments en question étaient des serments. Comme si un serment pouvait lier, comme si une parole pouvait garantir quoi que ce soit. C’est là le tour de force de “ Kol Nidréi ”, car, en effet, comment mieux faire croire à un lien qu’en demandant sa suppression ? Et ce d’autant plus, Lucien Israël le souligne, qu’aucune balafre, aucune cicatrice, aucune mortification, aucun jeûne ne garantit le signifiant, si ce n’est par une voie détournée, secondaire, par l’appui d’un consensus : on y croit, on finit tous par croire parce que l’autre y croit et “ la contamination par le désir ne choisit pas d’autre voie ” [2].

Primat donc toujours à la parole. Par la transmission de la parole, la transmission de la parole du père, “ qui engage en même temps qu’elle est garante de l’engagement ” [3] le sujet n’en finit pas de payer pour les fautes des pères et même quand il pense agir par ce qui lui est le plus personnel, à savoir le sentiment de culpabilité, ce sentiment de culpabilité peut être détourné : il peut s’agir du sentiment de culpabilité qui a été transmis avec l’enseignement de la parole, du sentiment de culpabilité qui animait les pères, le discours du père, en tant que le père a fait des fautes que l’on est condamné à reproduire ; et ce discours du père “ c’est le surmoi ” [2], justement.

L’homme est effectivement dominé par le discours, par le discours de la loi et dans la névrose c’est avec le discours qu’il se punit, au nom d’une dette symbolique qu’il ne cesse de payer. Ici, l’introduction du signifiant, pour l’homme, introduit la mort et le meurtre du père vient faire lien entre la dette symbolique et l’entrée dans le signifiant.

C’est comme mort que le père, dans l’après-coup du meurtre primitif, se promeut comme fonction symbolique. Lacan, qui affirmera toujours l’importance du mythe du meurtre du père pour la psychanalyse, va lui assigner une place primordiale dans le registre symbolique jusqu’à faire référence au meurtre mythique du père comme élément essentiel de ce paradoxe : “ la loi est l’effet du meurtre ”, paradoxe qui dévoile au fond que le meurtre du père n’ouvre nullement la voie vers la jouissance, censée être interdite par la présence du père, mais il renforce l’interdiction. Ce qui permet de soutenir que, dès lors que nous avons à faire à une loi sans garantie de l’Autre, “ cette loi peut toujours devenir le surmoi ” [1].

 

 

 

Références bibliographiques

[1] François Balmes, “ Le nom, la loi, la voix ”, in Freud et Moïse : écritures du père, 2, Erès, Toulouse, 1997.

[2] Lucien Israël, Séminaire séance du lundi 2 avril 1979, Strasbourg, non publié.

[3] Marcelle Marini, Lacan, Les dossiers Belfond, Editions Pierre Belfond, Paris, 1986.