Les trois temps de la loi, les trois surmois

Alain Didier-Weill

Le surmoi archaïque: " Pas un mot ! "

A quelle position subjective est renvoyé le sujet qui ne peut pas répondre " oui " au commandement symbolique lui disant : " Là où c’était, deviens parole ", puisqu’il ne peut pas répondre " non " au commandement surmoïque lui disant : " Ne deviens pas " ?

C’est à répondre à cette question que peut nous amener cette histoire du fou et de la poule, qui nous fait rire car elle met en scène, de façon exemplaire, la fonction radicale par laquelle le premier surmoi se donne comme cette instance transmettant au sujet le mot d’ordre " Pas un mot ! " dont le caractère énigmatique tient à ce que le sujet ne peut absolument pas le contester. Chaque fois que le sujet perd radicalement la parole parce qu’il ne peut pas dire " non " à cet impératif absolu — auquel il ne choisit pas, pour autant, de dire " oui " —, il a affaire à ce premier surmoi qui, nous le verrons, n’est pas identifiable à la censure.

Voici l’histoire : un fou qui se prend pour un grain de blé, se trouvant guéri, sort du service où il était hospitalisé ; à la sortie de l’hôpital, rencontrant une poule, il fait demi-tour, terrifié, et demande à son psychiatre de le réinterner.

Question du psychiatre, étonné : " Je ne comprends pas, il y a cinq minutes, vous étiez guéri, vous saviez que vous n’étiez plus un grain de blé… "

Réponse du fou : " Oui, moi je le sais, mais elle, est-ce qu’elle le sait ? "

Avant d’analyser plus longuement cette question du fou et de la poule, notons succinctement, pour l’instant, que le nerf de cette histoire tient à ce fait d’expérience, que notre clinique commente quotidiennement : le destin d’un sujet peut être guidé par une impossibilité radicale de dire " Non, je ne suis pas que ça, je ne suis pas qu’un grain de blé ", à un Autre qui, incarnant pour lui le surmoi archaïque, ne cesse de le mal dire, de le maudire selon une malédiction silencieuse qui le voue à cette déchéance " Tu n’es que ça, qu’un grain de blé ".

En tant qu’incarnation du rebut de la symbolisation, ce " grain de blé " est ce par quoi est nommé, dans ce joke de la poule et du fou, le déchet qu’il est quand il n’a pas accédé au statut symbolique d’objet perdu.

Il incarne en cela le destin possible du sujet qui, n’échouant pas au commandement symbolique, tombe dans un état de déchéance pris en charge par l’impératif surmoïque. L’analyste n’est-il pas incessamment contraint de reconnaître, du fait de sa clinique, à quelle extrémité peut être conduit un sujet, s’il ne dispose pas de la possibilité de contredire le dire surmoïque : ce dire s’exprime à travers une série d’énoncés qui, dans leur infinie variété, ont comme point commun de se donner comme un savoir absolu sur " l’être " du sujet. Quoi qu’il dise, " Tu n’es qu’un grain de blé, une courge, une andouille, un minus, un garçon manqué, ou une bonne à rien… ", ce qu’il dit fondamentalement, c’est : " Tu n’es que ça ", c’est-à-dire " rien d’autre que ça ".

Dans la mesure où le sujet peut vouer sa vie à la jouissance mortifére d’incarner " l’être " d’une telle déchéance, nous dirons que ce dire surmoïque est le mal-dire de la malédiction.

La raison pour laquelle nous nous attarderons à éclaircir les enjeux de l’histoire du fou et de la poule, c’est qu’elle met en scène, de façon spectaculaire, l’aliénation primordiale par laquelle chaque humain est ce fou potentiel, en tant qu’il est sous le joug d’une malédiction silencieuse, à laquelle il se voue d’autant plus qu’il ne le sait pas.

 

Le premier surmoi : " Pas un mot ! "

Le fou, la poule et le silence de la part maudite

Chaque étape de cette histoire du fou est signifiante : le premier temps nous indique qu’il est guéri, car il dit au psychiatre savoir qu’il n’est pas un grain de blé.

Le deuxième temps est celui par lequel le face-à-face avec la poule révèle l’aliénation : le problème fondamental tient à ce qu’aucune parole n’est échangée entre eux, de telle sorte qu’ils sont face à face, silencieusement, dans un rapport dont le seul support est le regard de la poule, qui signifie au fou : " Tu es un grain de blé ".

Dans un troisième temps, le fou fait demi-tour et prend la fuite. Il manifeste par là que, s’il lui a été impossible de contredire la poule par la parole, en lui disant : " Non, je ne suis pas un grain de blé ", il ne lui reste qu’une seule possibilité : celle de s’enfuir silencieusement, en s’arrachant ainsi au regard de la poule. Remarquons déjà que, si le regard de la poule avait été ce que le mythe grec repère comme regard de Méduse, il n’aurait pas pu s’y arracher et serait resté sous ce regard, dans un état de pétrification mélancolique qui ne lui aurait pas permis de prendre la fuite.

Cette fuite le porte, dans un quatrième temps, vers le seul lieu où il peut dire à un tiers — le psychiatre — ce qu’il n’a pas pu dire à la poule : " Elle est folle, elle me prend pour un grain de blé ".

La difficulté de la question posée est celle-ci : s’il est vrai qu’" elle " est folle, pourquoi l’histoire dit-elle que le fou, c’est lui ? Est-ce parce que c’est lui qui a affaire à la jouissance folle du surmoi incarné par la poule, par la mère-poule ?

En vérité, est-il fou parce qu’il demande son internement ? Non : le fait même qu’il demande à être enfermé livre une lueur d’espoir dans la retrouvaille d’une liberté perdue. Comment se manifeste cet espoir ? Dans le fait même qu’en disant au psychiatre : " Elle ne sait pas que je ne suis pas qu’un grain de blé ", il fait valoir qu’il lui reste une marge de liberté, parce qu’il n’est pas identique à ce que pense le surmoi incarné par la poule. Cette pensée du surmoi, qu’il reçoit comme l’injonction : " Tu es un grain de blé " signifie en fait : " Tu n’es rien d’autre qu’un grain de blé ".

Que signifie ce " rien d’autre ", sinon " En toi, il n’y a rien d’autre que ce qui se donne à voir ; il n’y a aucune altérité qui puisse être soustraite à mon regard " ?

Le fait qu’un jugement forclusif sur l’existence même de la dimension de cet Autre qu’est le sujet de la parole soit affirmé par cette imprécation muette nous pose cette question : pourquoi le sujet ne peut-il pas contester ce jugement ? Pourquoi ne peut-il que prendre la fuite sans dire un mot, sans dire, en l’occurrence, à la poule — manifestant par là qu’il est un parlant : " Ce que tu dis est faux, je ne suis pas que ça " ?

Nous voilà au cœur de la contradiction dialectique à laquelle expose l’énoncé surmoïque : le sujet est parfaitement capable, en tant qu’il est accessible à vérité, de repérer que cet énoncé est discordant par rapport à la vérité, puisqu’il sait " qu’elle ne sait pas qu’il n’est pas qu’un grain de blé ".

Cependant, cette vérité à laquelle il a accès est sans conséquence, sans espoir, puisqu’il est incapable de la dire face à la présence surmoïque, précisément incapable de reconnaître la vérité du sujet. Que la possibilité d’attester la vérité ne suffise pas pour que le sujet puisse contester le jugement surmoïque signifie, en fait, que le sujet sait parfaitement que ce qui confère à ce jugement sa force irrésistible, c’est de ne pas tirer son efficacité d’un quelconque rapport à la vérité, mais d’un rapport au réel.

Si, en effet, l’énoncé surmoïque n’était qu’une fausseté du jugement, par laquelle la vérité serait niée, le sujet ne serait pas annihilé dans sa parole ; sommes-nous annihilés quand nous sommes face à quelqu’un qui dénie la vérité ? Non : l’expérience la plus commune nous apprend que, lorsque la vérité est niée, sous la forme de la dénégation (Verneinung), par un interlocuteur, nous ne sommes pas réduits au silence. Le simple fait que nous puissions être témoins d’une négation de la vérité a plutôt pour conséquence de nous convoquer, aussitôt, à la barre des témoins, d’où nous faisons appel pour récuser le faux témoignage.

Si, à l’inverse, nous ne disposons pas du pouvoir de faire appel contre le surmoi, c’est qu’il s’appuie sur une chose qui est, comme le fait remarquer Lacan, " le contraire de la vérité " et qu’il nomme " le réel ".

Le grand paradoxe du réel tient en effet au fait que, s’il est le " contraire " de la vérité, il n’est pas pour autant la fausseté : la fausseté, elle, n’est pas le contraire de la vérité puisqu’elle est, par l’intermédiaire de la dénégation, le chemin privilégié par lequel peut précisément être posée la question de la vérité en tant que niée.

Ce qui institue la mère-poule comme pouvoir surmoïque, c’est moins le fait qu’elle bafoue la vérité que le fait qu’elle incarne un savoir absolu sur ce qui du sujet est réel, c’est-à-dire sur ce qui du sujet est soustrait au règne du signifiant en tant qu’il permet de poser la question de la vérité.

Comment le sujet peut-il assumer cette vérité ? Comment peut-il lui dire " oui " ? Ce " oui " qui peut se produire dans une psychanalyse est un " oui " dont la complexité tient à l’articulation antinomique qu’il doit produire : le sujet doit et dire " oui " à ce qu’il y a en lui de plus réel (" Je ne suis que ça ") et dire " oui " à ce qui, en lui, contredit le réel (" Je ne suis pas que ça ").

Ce " oui-de-oui ", par lequel le sujet assume d’être et " ça " et " pas que ça ", est l’acte par lequel il assumera sa division d’être parlant dont le dire ne pourra jamais être plus qu’un mi-dire de " la " vérité. C’est pour autant qu’il ne dira pas " toute " la vérité que son dire transmettra, par l’intermédiaire même de ce " pas toute ", le réel humain en tant que contraire de la vérité. Alors que la vérité, pour être humaine, non dogmatique, doit être contrariée par ce réel du grain de blé que nous portons en nous, le réel auquel tend à nous réduire univoquement le surmoi doit être contesté pour que puisse être attestée la vérité comme " pas toute ".

Une question se pose donc : pourquoi le " oui " par lequel le fou atteste auprès du psychiatre qu’il est un sujet parlant n’a-t-il pas pour effet de le rendre capable de contester la poule en face-à-face, c’est-à-dire sans avoir à la fuir ?

Parce que son " oui " à la vérité et son " oui " au réel ne sont pas, en tant que dissociés, de vrais " oui ".

Si ce " oui " donné à la vérité n’est pas authentique, c’est qu’il a la structure d’une négation de négation : " Je ne suis pas qu’un grain de blé ". Or, la signification du " oui " produit par un " non-de-non " procède, comme le fait remarquer Freud dans son article sur la Verneinung, d’une signification " intellectuelle " qui ne débouche pas pour autant sur cette affirmation absolue, ce " oui " inconscient que Freud reconnaît dans l’acte de Bejahung.

Si le " oui " donné à la vérité, par l’intermédiaire du psychiatre, n’est pas une véritable assomption, le " oui " donné à la poule — étant donné l’impossibilité de la contester — n’est pas davantage un véritable " oui " donné au réel. Enoncer un " oui " qui soit authentiquement " oui " n’implique-t-il pas, en effet, que le sujet, même s’il n’a pas dit " non " à la poule, eût pu, du moins, le lui dire ? " Non " au fait qu’il puisse n’être qu’un grain de blé.

Mais quelle différence y a-t-il entre " être " grain de blé et " exister " comme grain de blé ?

Que le réel du corps puisse exister à la parole qu’il habite signifie qu’il peut être habité par une altérité qui, l’arrachant au fait de n’" être " que ce qu’il est, l’assujettit à un ailleurs, qui le hisse à être autre que ce qu’il est. N’est-ce pas en jouant avec la dimension de cet " ailleurs " que le corps peut danser et transmettre cet au-delà de la pesanteur et du visible par lequel l’existence de ce qu’il peut y avoir d’immatériel et d’invisible nous est octroyée ?

Cette conquête de l’immatérialité du corps, par la transgression de sa matérialité, serait-elle possible s’il n’y avait pas eu, préalablement, l’assomption de cette part matérielle qu’est notre corps en tant que réel ? Si l’assomption de ce " grain de blé " qu’est le corps n’est pas réalisée, le corps n’étant pas porté à l’existence est déporté du côté de " l’être " : il devient cette chose purement matérielle, identique à soi-même, vouée en tant que pur objet dépouillé d’altérité à n’être soumise qu’à la seule loi du réel — la loi de la pesanteur ; il devient, dès lors, ce corps pesant qui, voué à la pression de la chute des corps, fait l’expérience, dans la dépression, de n’être " que ça ", qu’un grain de blé.

C’est ainsi que, n’ayant pas assumé le fait d’" exister " comme grain de blé, pour " être " ce grain de blé, objet de jouissance du surmoi, le fou de notre histoire n’a, en fait, pu dire ni un vrai " oui " ni un vrai " non " à sa persécutrice. Ce " ni oui ni non " est le témoignage d’un silence dont le caractère profondément énigmatique tient à ce qu’il ne succède pas à une parole, mais précède toute parole : à l’opposé de Robert, qui parle au psychanalyste du silence succédant à son lapsus, le fou parle au psychiatre d’un silence précédant sa parole.

Sa non-prise de parole avec la poule fait retentir un silence dont il n’est, en réalité, toujours pas sorti : sa terreur témoigne du fait que, bien qu’il se soit enfui, il ne s’est pas pour autant séparé de la poule. Il eût fallu, pour cela, prendre congé d’elle par un acte. Or, sa fuite ne mérite pas d’être considérée comme tel : s’il y avait eu acte de séparation, le fou aurait cessé d’être sous le regard fascinant de la poule.

Par sa fuite, il a cru s’éloigner d’elle, en méconnaissant le fait que ce n’était pas la dimension de l’espace qui détenait le pouvoir de le soustraire au commandement du regard fascinant. Le simple fait qu’il ait pu penser échapper à la poule en mettant entre elle et lui la barrière spatiale d’un mur indique qu’il ne savait pas encore que ce qu’il fuyait était la non-existence même de cette limite humaine qu’est l’interdit symbolique.

Certes, s’il s’enfuit, c’est qu’il lui est possible de supposer qu’il existe, quelque part, un monde structuré par l’interdit symbolique protecteur, mais la fuite, en tant que purement silencieuse, manifeste que ce lieu supposé n’est pas encore de ce monde. L’impossibilité dans laquelle il est de supposer un monde symbolique provient de ce que le pouvoir du regard fascinant qui s’est imposé à lui consiste précisément à lui montrer l’envers du symbolique : le monde de l’immonde, en tant que non régi par la loi de la parole.

Dans ce déchet du monde règne un silence absolu dont il nous faut maintenant essayer de parler, tout en sachant que nulle parole ne peut dire ce qu’est ce silence puisque, précisément, il ne s’agit pas du silence humain que peut faire entendre une parole, mais, de ce silence inhumain qui gît dans cette " profondeur des profondeurs " où la parole ne parvient pas à atteindre le sujet humain.