KarlAbraham : L’identification à la psychanalyse (1)

René Ebtinger

Karl Abraham fut le plus ardent promoteur et le plus vigilant défenseur de la la cause psychanalytique à l’époque des pionniers, époque d’enthousiasme et de bouillonnement des idées, époque aussi des affrontements et des ruptures.

Moins peut-être que pour tout autre disciple de Freud, il serait possible de distinguer l’œuvre de recherche de l’action militante, brutalement interrompues le 25 décembre 1925 au cours d’une rechute d’abcès pulmonaire qui l’avait miné près d’un an. Abraham avait 48 ans.

Né le 3 mai 1877 à Brême, issu d’une famille juive établie depuis longtemps dans la ville hanséatique, fils d’instituteur, le jeune Abraham sut acquérir la pratique de huit langues. Ce polyglottisme l’amena à entreprendre, en même temps que sa formation médicale, des études de philologie qui rendent compte à la fois de la richesse du matériel linguistique dans son œuvre et de la concordance de son esprit avec le génie propre de Freud.

Après l’obtention de sa Doktor-Dissertation (1901), il devient assistant de Liepmann, histopathologue du cerveau et directeur de la clinique psychiatrique de Berlin-Dalldorf. Pour parfaire sa formation psychiatrique, il se rend en 1904 à Zurich où il rencontre le directeur de la clinique du Burghöltzli, Eugen Bleuler, et son assistant, Carl-Gustav Jung. Plus tard il croise Ludwig Binswanger. Le cercle de Zurich est à cette époque très intéressé par les perspectives nouvelles ouvertes par Freud. Bleuler les introduit en psychiatrie, en 1911, lorsqu’il propose le démenbrement de la Dementia praecox en “ groupe des schizophrénies ”.

Karl Abraham est rapidement conquis et écrit à Zurich son premier travail psychanalytique : “ De la signification des traumatismes sexuels dans l’enfance pour la symptomatologie de la démence précoce ” (1907), que Freud appréciera, surtout parce que ce travail aborde avec courage le problème de la sexualité.

La correspondance entre Freud et Abraham (2), qui se poursuit intensément jusqu’à la mort d’Abraham, permet une appréciation plus précise de ce qui pourrait, en première approximation, apparaître comme une simple relation de maître à élève.

En fait lorsqu’en 1907 Abraham décide de quitter Zurich pour s’installer à Berlin, n’ayant pas de perspective de carrière hospitalière ou universitaire — “ en Allemagne parce que juif, en Suisse parce que non-suisse ” —, il informe Freud (lettre du 6 octobre 1907) de son intention d’exercer la psychanalyse, mais ne demande rien d’autre que des recommandations pour sa future clientèle. C’est Freud qui, en retour, demande à Abraham de l’autoriser à le désigner comme son élève et son disciple, ce à quoi Abraham n’a pas à objecter, sinon que d’avoir lu les travaux de Freud le situe déjà en position d’élève. Ainsi se manifeste, au seuil de sa carrière psychanalytique, son esprit d’indépendance par rapport à la personne de Freud, son adhésion totale à la psychanalyse par un “ transfert de travail ” sur l’œuvre du Maître. Le 9 décembre 1907, il se rend à Vienne, à l’invitation de Freud, et devient membre du “ groupe du mercredi ”.

Dès 1909, Abraham réalise une importante étude comparative des éléments inconscients à l’œuvre dans le rêve et l’élaboration des mythes (désirs et fantasmes infantiles, censures, condensation, déplacement, élaboration secondaire).

Dans ces essais de psychanalyse appliquée, la légende de Prométhée est au centre de son intérêt et il s’intéresse aussi déjà à Moïse. Plus tard, avec “ Amenothep IV ” (Echnaton), il devance Freud dans son questionnement sur le monothéisme.

Dans un autre registre — l’art — un essai, paru en 1911, est consacré au peintre romantique autrichien Segantini, Abraham fait la preuve qu’une approche psychanalytique d’un artiste et de son œuvre, même si son intérêt de clinicien est sollicité par la cyclothymie de l’homme, peut ne pas être nécessairement réductrice.

A Berlin, butant sur la condescendance ironique des milieux universitaires — notamment d’Oppenheim — Abraham s’efforce de créer rapidement un “ Cercle Freud ” (Freudverein), qui deviendra en 1910 la première Société de psychanalyse (antérieure à celles de Vienne et de Zurich) et dont il restera président jusqu’à sa mort.

Outre ses tâches de praticien, d’animateur du Cercle Freud, de conférencier, Abraham a d’emblée des activités d’éditorialiste intenses. Ainsi, en 1910, il présente dans le Jahrbuch für Psychoanalyse — édité conjointement par Bleuler, Freud et Jung — une analyse de tous les travaux de Freud (de 1893 à 1909). Plus tard, il sera cheville ouvrière de la Internationale Zeitschrift puis du Zentralblatt für Psychoanalyse, Medizinische Monatsschrift für Seelenkunde.

L’homme Abraham, le rôle qu’il a joué dans le mouvement psychanalytique, lors de la défection de Jung, en 1913, et les dissensions avec Rank et Ferenczi, en 1924, nous sont connus par sa correspondance avec Freud et des témoignages, ceux de Jones (3, 4) et de Glover (5).

Par ailleurs, comme l’a rappelé Baliteau (6), Jones oppose la relation entretenue par Freud et Abraham à celle qui l’unissait à Ferenczi. Freud avait été séduit chez Ferenczi, comme chez Fliess et Jung, par “ l’attrait d’une imagination incontrôlée ”. Abraham, au contraire, se tenait — comme Jones — toujours plus près de la réalité (7).

Abraham décèle très tôt les signes avant-coureurs de la défection de Jung et en avertit Freud qui, obnubilé par le souci que “ la psychanalyse ne devienne une affaire nationale juive ” (confidence qu’il peut faire à Abraham, lettre du 3 mai 1908) devra se rendre à l’évidence et reconnaître à Abraham une meilleure connaissance de l’homme (Menschenkenntnis).

L’affaire de la Chose (unsere Sache) oppose un Abraham intransigeant quant à la doctrine à un Freud soucieux de ménager des disciples qu’il affectionne (Rank et Ferenczi). A la rupture il préfère une cohabitation et, un mois encore avant la mort d’Abraham, il lui adresse ses critiques à ce sujet, tout en affirmant que des oppositions — inévitables mais mineures —, peuvent facilement être surmontées sur la base d’une confiance réciproque.

La mort d’Abraham affecte profondément Freud, comme il l’exprime dans lettre touchante à sa veuve (17 janvier 1926). Dans un article nécrologique Freud écrit : “ Avec cet homme — integer vitae scelerisque pures — nous enterrons un des espoirs les plus forts de notre science jeune mais tellement contestée, peut-être une part irrécouvrable (uneinbringliches Stück) de son avenir ” (8).

L’œuvre d’Abraham est riche, diversifiée, vaste, surtout si l’on considère qu’elle fut élaborée en une quinzaine d’années à peine (1907-1925).

Un double souci caractérise toute la démarche d’Abraham : étayer les avancées de Freud par des données cliniques et maintenir dans ses propres élaborations théoriques, même et surtout les psychoses, la référence freudienne majeure, le complexe d’Œdipe.

Trois objectifs dominent : élaborer une théorie psychanalytique de la psychose maniaco-dépressive ; parfaire la caractérologie psychanalytique et enfin édifier une rigoureuse histoire du développement de la libido.

Modèle psychanalytique des états maniaco-dépressifs et théories d’organisation de la libido se sont édifiés grâce à un “ dialogue ” (9) constant avec Freud dont témoignent, outre l’alternance des publications, les échanges épistolaires qui nous font pénétrer dans leur Gedankenfabrik et nous apprennent que les rapports du maître et de l’élève ne sont pas exempts d’une certaine rivalité (10).

La première édition des Trois Essais sur la théorie de la sexualité date de 1905. La première esquisse de la conception selon Abraham de la mélancolie date de 1911 et a pour modèle l’étude du cas Schreber. La parution de la troisième édition des Trois Essais (1915), introduisant l’oralité en tant que phase organisatrice, puis “ Deuil et mélancolie ”, précisant les mécanismes de l’introjection, permettent une nouvelle avancée (1916).

Le premier modèle psychanalytique de la maniaco-dépressive est achevé en 1924 et exposé dans la monographie “ Essai d’une histoire du développement de la libido basée sur la psychanalyse des troubles psychiques ” (11, 12).

Cette monographie, travail le plus important d’Abraham, comporte deux parties. La première — qui représente deux tiers de l’ouvrage — associe, dès le titre, les états maniaco-dépressifs et les niveaux pré-génitaux de l’organisation de la libido. La deuxième partie traite des débuts et développement de l’amour objectal sur la base de l’examen des névroses narcissiques, mais aussi de la maniaco-dépressive, de la paranoïa, des perversions, des névroses de transfert et des traits de caractère normaux. Le choix privilégié de la mélancolie — cette parente pauvre de la psychanalyse thérapeutique — pour l’élucidation psychanalytique du développement de la libido n’est paradoxal qu’en apparence, si l’on considère que l’affection maniaco-dépressive comporte des états quasi normaux (en intervalle libre) et des accès caractérisés par de brutales régressions. C’est bien aussi la mélancolie que Freud choisira pour illustrer le point de vue structural de sa métapsychologie.

Comme en 1911, Abraham part de la comparaison entre névrose obsessionnelle et mélancolie. Au cours de leurs périodes de rémission ou d’intervalle libre, les sublimations à l’œuvre font que caractère obsessionnel et type mélancolique ne peuvent être distingués. Abraham en conclut que le stade anal est mal connu. Un ré-examen approfondi des buts de l’érotisme anal et de la pulsion sadique est entrepris, dont il ressort que buts érotiques et pulsionnels s’expriment en couples d’opposition. Pour l’érotisme anal, plaisir de rétention ou d’expulsion ; pour la pulsion sadique, conserver tyranniquement ou évacuer en détruisant.

En ce qui concerne l’objet (toujours inconsciemment assimilé à des matières fécales) il n’y a d’amour que partiel (Partialliebe) et la relation à l’objet est marquée par une grande ambivalence.

Ces couples d’opposition autorisent une distinction entre deux niveaux (Stufen) du stade anal. Le niveau où domine l’expulsion est antérieur au niveau où prévaut la rétention. Une menace de perte déclenche chez l’obsédé, comme chez le dépressif, des réactions violentes. “ Toute la force des fixations positives de la libido s’élève contre la menace de submergement par les courants hostiles à l’objet. ”

Si les tendances conservatrices (maintenir et maîtriser) dominent, le conflit avec l’objet d’amour provoque des manifestations compulsionnelles. La victoire des tendances sadiques anales (destructrices) d’expulsion entraîne un état dépressif mélancolique.

Si, pour l’obsédé, la relation à l’objet est en définitive maintenue, au début du processus mélancolique il y a par contre déchirement (Zerreißung) des relations objectales. L’obsédé, menacé par une perte, régresse au premier niveau d’organisation anale. Pour le mélancolique la perte est toujours accomplie, et assimilée à une expulsion. Il y a franchissement régressif de la frontière entre niveau anal supérieur (où rétention et conservation de l’objet dominent) vers le niveau anal inférieur (abandon et dislocation de la relation objectale).

La frontière entre les deux niveaux du stade anal correspond à la distinction psychiatrique névrose/psychose et, d’un point de vue psychanalytique, représente le début (ou la fin) d’une véritable relation à l’objet.

Le franchissement de cette frontière entre les deux niveaux du stade anal a les conséquences les plus fâcheuses : une fois la relation objectale abandonnée, la régression libidinale se poursuit en raison d’une fixation orale dont les conditions sont un érotisme oral excessif constitutionnel, un narcissisme exagéré et la survenue d’un double traumatisme (déception par la mère et par le père) avant la résolution de l’Œdipe, alors que les tendances orales sont encore actives, créant une association oralité-complexe d’Œdipe.

Une tentative de restauration de l’objet est néanmoins à l’œuvre : elle ne pourra s’effectuer que par une introjection orale cannibalique de l’objet d’amour originel, au lieu duquel s’est constitué l’Ichideal. De ce fait, cet objet introjecté exerce un rôle de conscience, mais pathologique. Abraham décrit le jeu complexe des auto-accusations et des agressions contre l’objet ou entre objets introjectés. Le terme de surmoi n’est pas utilisé, mais en note, Abraham signale la parution de “ Das Ich und das Es ” de Freud qui comporte un exposé “ lumineux ” de ces processus. Le 3 mai 1923, Abraham écrit à Freud : “ J’en suis justement à lire votre livre. Je parachève le travail sur la maniaco-dépressive… ”

Une tentative de résolution de l’ambivalence est la poursuite de la régression libidinale jusqu’à un niveau oral encore plus archaïque (de succion), pré-ambivalent. Une subdivision du stade oral s’impose donc en niveau oral primitif (d’auto-érotisme an-objectal) ; niveau oral cannibalique (d’introjection totale de l’objet).

L’issue de l’accès mélancolique se situe au terme d’un “ métabolisme interne ” par évacuation (anale) de l’objet introjecté et restauration des possibilités de relation objectale.

Dans la deuxième partie de la monographie de 1924, Abraham tente de compléter ce premier volet en centrant son examen sur les débuts du développement de l’amour objectal.

La problématique du “ total ” ou du “ partiel ” est maintenant déplacée vers l’objet en tant qu’il peut être aimé, soit comme un tout (sauf une partie) (exclusion des parties génitales) ce qui est l’expression la plus commune du complexe de castration de l’hystérie, soit en tant que partie (à l’exclusion de tout le reste) : un organe, pénis, seins.

L’expression clinique la plus évidente est fournie par les névroses narcissiques, les perversions (fétichisme, kleptomanie).

A propos de la névrose obsessionnelle, Abraham souligne les progrès que représente le déplacement vers l’extérieur (externalisation) de l’objet. La possession ne se confond plus avec l’incorporation par dévoration. Elle est située en dehors du corps : l’existence de l’objet est dès lors assurée, fait capital pour la socialisation. En effet, mettre sur le même plan une partie du corps narcissiquement investi avec un objet externe qui devient une propriété (Besitz) est une “ grande preuve d’amour ”.

Néanmoins, au niveau de l’organisation phallique que Freud vient de décrire (1923), l’inhibition résultant du complexe de castration, avec l’effet d’impuissance qui en résulte, fait que tout peut être aimé chez l’objet hormis son sexe.

Au terme de cette étude conduite selon une. logique rigoureuse qu’étayent de nombreux exemples cliniques, Abraham propose le fameux tableau qui ne saurait être détaché de tout son contexte, sous peine que ne soit retenu que l’aspect de “ scalarisation ” (13), alors qu’Abraham en souligne lui-même l’aspect réducteur, les concordances imparfaites, le caractère provisoire (14).

Niveaux (Stufen) de l’organisation

de la libido

Niveau (Stufen) du développement

de l’amour de l’objet

VI. Niveau génital définitif

endgültige Stufe

Amour de l’objet

post-ambivalent

V. Niveau génital (phallique) précoce

frühe Stufe

Amour de l’objet

avec exclusion

de l’organe génital

ambivalent

IV. Niveau anal-sadique ultérieur

spätere Stufe

Amour partiel

ambivalent

III. Niveau anal-sadique antérieur

frühere Stufe

Amour partiel

avec incorporation

ambivalent

II. Niveau oral (cannibalique) ultérieur

spätere Stufe

Narcissisme. Incorporation totale

de l’objet

ambivalent

I. Niveau oral antérieur

frühere Stufe

(de succion)

Autoérotisme

(sans objet)

pré-ambivalent

Stufe peut se traduire par étape, stade, niveau.

Du reste, la deuxième partie de la monographie, concentrée, voire touffue, apparaît comme une esquisse dont les prolongements sont à lire dans les dernières contributions d’Abraham, réunies sous le titre Charakterbildung (1925).

Prompt à insérer la phase phallique décrite par Freud en 1923, qui permet de parachever l’histoire du développement de la libido, réticent à utiliser la terminologie de la deuxième topique malgré l’insistance de Freud (lettre du 16 octobre 1925, réponse d’Abraham du 19 octobre), Abraham n’a pas intégré le concept de pulsion de mort, pourtant développé par Freud dès 1920. Une théorie duelle des pulsions était-elle compatible avec la théorie unitaire de la libido, subsumant les tendances conservatrices et destructrices ?

Mais le modèle infantile de la dépression originelle, cause première de la compulsion de répétition, n’appelait-il pas précisément un complément de la théorie de la libido — “ Au-delà du principe du plaisir ” —, tout comme la problématique de l’ambivalence, tant soulignée par Abraham, sans qu’il ait pu l’élucider (15).

Ces interrogations d’une œuvre tronquée par le destin pourraient paraître vaines, n’était l’importance de l’œuvre de Mélanie Klein, son élève, parfois abusivement située dans le prolongement direct de l’édifice d’Abraham.

Peut-être le lieu où s’annonce leur différence est-il cette Verneinung, écrit majeur de Freud de 1925, dont les formulations véritablement apodictiques situent l’origine pulsionnelle de ce couple d’opposition : le “ non ” et le “ oui ”.

Mais revenons, pour clore, à notre lecture parallèle de Freud et d’Abraham, intitulée — imprudemment de 1966 à 1976 “ Dialogue ” Abraham-Freud sur la mélancolie (16). Notons d’abord qu’Abraham parlera de 1911 à 1924 de manisch-depressives Irresein, selon la terminologie kraepelinienne, alors que Freud utilise le terme Mélancolie, du Manuscrit G (1895) à “ Deuil et Mélancolie ” (1916) pour situer l’affection entre névrose de transfert et psychose en tant que psycho-névrose narcissique.

Jusque dans la terminologie nosographique, Abraham conserve donc — malgré les multiples échanges dont témoigne la correspondance parfois révélatrice de tension et de rivalité — son indépendance par rapport au maître. Abraham est constant, à n’utiliser que le vocable depressives Irresein, les révisions de la terminologie et de la nosographie freudiennes illustrant parfaitement que l’évolution de la pensée freudienne ne s’apprécie qu’à suivre de près l’interrogation alternée du maître et du disciple, notamment sur le destin des pulsions et l’organisation du Ich, exemplifiée sur la mélancolie, qui, au terme du parcours commun, apparaît comme entité à situer hors du cadre des ou de la psychose.

L’opportunité de reprendre la conclusion de notre lecture parallèle de Freud et d’Abraham permet de souligner les paradoxes de la mélancolie — pierre d’achoppement de la pratique psychanalytique, clé de voûte des perspectives structurales pour Freud, complément précieux à la théorie du développement pour Abraham.

La mélancolie fait figure de sphinx sur les voies de la psychanalyse. Peut-être notre lecture des textes, appuyée sur les éléments fournis par la correspondance et les témoignages (Glover, Jones, Lacan) (17, 18, 19) aurait-elle pu être plus “ critique ” ?

Mais il apparaît superflu, après avoir eu recours aux textes originaux qui permettent de situer la richesse signifiante de l’apport clinique qui sous-tend les élaborations théoriques d’Abraham, de reprendre les réserves, maintes fois exprimées, inspirées par l’usage — sans doute imprudent de tableaux —, source de schématisations réductrices, qui exposent au reproche de scalarisation.

Les critiques portées contre la tentative d’inscrire en schémas évolutifs les correspondances entre niveaux (ou stades) libidinaux et but et objet, ne distinguent pas toujours assez ce qui est effort pour éclairer une affection déterminée et ce qui est contribution — nettement distinguée dans la monographie de 1924 — à la théorie de la libido.

Aussi, plutôt que de reprendre les charges dirigées tant contre une conception génétique rigide — qui ne correspond pas à l’esprit de l’œuvre d’Abraham —, que contre son répondant dans certaine technique de la “ relation d’objet partiel ”, qui n’est pas dans la lettre, il est sans doute plus équitable de conclure en rappelant d’abord que Freud a confié qu’à devoir réduire l’ensemble de son œuvre à deux ouvrages, c’est Die Traumdeutung et les Trois Essais sur la sexualité qu’il choisirait de léguer à la postérité.

Puis en citant les appréciations que Freud avait portées sur l’œuvre d’Abraham : “ Je vous le dis sans plus tarder : les premières conceptions d’Abraham se sont maintenues dans la psychanalyse et sont devenues la base de notre attitude à l’égard des psychoses ” (21). Et lorsque, dans les Nouvelles Conférences, Freud résume les Trois Essais, il n’omet pas de rappeler les subdivisions introduites par Abraham (22). C’est peut-être pour n’avoir conservé dans le tableau de 1924 que le rôle pulsionnel et sa supposée correspondance objectale, en confiant à la garde de l’intégralité de son texte l’étude du représentant psychique de la pulsion, menée selon les voies de l’analyse signifiante, qu’Abraham s’est vu amputé — par ses continuateurs comme par ses commentateurs — de la part la plus originale et peut-être la plus rigoureusement freudienne de son apport.

Aussi est-il plus important de souligner, une dernière fois, ce qui, en plus de cette dimension langagière, paraît être son apport le plus marquant, quoique trop souvent négligé, c’est-à-dire, plus que l’insistance sur l’oralité et le narcissisme, la perte de l’objet, la régression et l’introjection orale, ce qui est l’esprit de l’œuvre d’Abraham et le signe le plus précis de la fidélité à la pensée freudienne : la référence constante à l’Œdipe et la référence au double traumatisme impliqué dans le complexe de castration.

Lacan, dans sa critique du génétisme, se montrera plus soucieux de rétablir la visée et l’intention d’Abraham (cf. le paragraphe 4 de son rapport “ La direction de la cure et les principes de son pouvoir ”) (23), et ses développements sur l’identification, à partir du concept forgé par Abraham de Partialliebe (23).

Conclusion

L’œuvre d’Abraham, demeurée en suspens, interroge encore aujourd’hui. Il restera donc avant tout le théoricien de la psychose maniaco-dépressive et des étapes du développement de la libido. Mais l’ampleur, la richesse et la finesse de ses observations qui guident chaque pas de sa démarche et sa progression théorique, le situent comme un clinicien émérite. Une mort prématurée a laissé inachevé un exposé systématique de sa pratique théorique.

De ses observations issues des domaines les plus divers de la psychopathologie, nous ne citerons qu’un titre, “ Über die determinierende Kraft des Namens ” (De la force déterminante du nom), qui fait entrevoir que la force de caractère, la confiance en soi, n’étaient peut-être pas pour Abraham seulement le reflet d’une oralité sublimée, comme l’a suggéré Jones (24).

Ce raccourci, qui ne peut inclure tous les exemples cliniques, les références linguistiques et ethnologiques, les considérations sur les formes archaïques du deuil, les exemples tirés de la caractérologie, montre néanmoins assez l’importance du modèle de la mélancolie pour l’étude des stades et des niveaux d’organisation pré-génitale de la libido.

A considérer la liste, du reste fort limitée, des psychanalystes de l’époque héroïque à s’être intéressés à la maniaco-dépressive après Abraham et Freud (Ernest Jones, Sandor Rado, Hélène Deutsch puis Mélanie Klein), on voit que la mélancolie a été plus précisément la spécialité d’une certaine lignée que l’on peut bien appeler l’Ecole d’Abraham.

 

Notes et références bibliographiques

(1) Ce texte a été établi à partir des travaux suivants : Ebtinger R. (1976), Le dialogue Abraham-Freud sur la mélancolie, Confrontations psychiatriques, 14, pp. 159-204. Une bibliographie avec la datation de la première parution des publications des travaux d’Abraham et de Freud ainsi que des extraits de la correspondance Abraham-Freud figurent dans cet article.

Ebtinger R. (1977) Conférence à l’Ecole freudienne de Paris, texte prononcé dans le cadre de la préparation du Congrès de l’Ecole sur la transmission. Etait abordée la question de la transmission en psychanalyse (à propos du dialogue Abraham-Freud sur la mélancolie). Et Conférence au Centre de recherche et de formation psychanalytique (CRFP). Ces deux textes sont inédits.

Ebtinger R. (1989) “ Karl Abraham (1877-1925) ”, Psychiatrie française, 2, pp. 9-16.

Discussion sur les rapports de Didier Houzel, Philippe Jeammet, Philippe Gutton sur “ L’identification chez l’enfant et l’adolescent ”, Congrès de l’Association pour la recherche en psychiatrie et psychanalyse de l’enfant, Metz, mars 1990, in Journal de la psychanalyse de l’enfant, 10, Identifications, Centurion, Paris, 1991, pp. 176-187.

(2) Freud S. / Abraham K. (1965), Briefe 1907-1926, Fischer Verlag, Frankfurt am Main. Traduit en français sous le titre Correspondance (1907-1926), par Cambon et Grossein, Gallimard, Paris, 1969.

(3) Jones E. (1926) “ Karl Abraham : Nachruf ”, Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, I, VII, 2, pp. 155-189.

(4) Jones E. (1953-1955) The life and work of Sigmund Freud, 1, 2, 3, Basic Books, New York, traduit en français par Berman et Flournoy.

(5) Glover E. (1965) Préface de la Correspondance. Voir note (2).

(6) Baliteau C. (1990) “ Karl Abraham. Un disciple entre savoir et penser ”, Psychanalyse à l’Université, t. 15, 58, PUF, Paris.

(7) Signalons également la remarquable introduction rédigée par Cremerius pour l’édition allemande des Gesammelte Schriften d’Abraham, dans la collection Fischer Taschenbuch. Cremerius J. (1982) “ Einleitung des Herausgebers ” (Karl Abraham, Gesammelte Schriften), Band I, Fischer Wissenschaft, Taschenbuch Verlag.

(8) Op. cit. (note 2). Il s’agit de la lettre de condoléances de Freud à la veuve d’Abraham.

(9) Op. cit. (note 1). Voir nos articles des années 1976 et 1989.

(10) Op. cit. (note 2).

(11) Abraham K. (1924) Versuch einer Entwicklungsgeschichte der Libido auf Grund der Psychoanalyse seelischer Störungen, Internat. Psychoanalytischer Verlag, Leipzig, Wien, Zurich.

Abraham K. (1971) Psychoanalytische Studien, Ges. Werke in zwei Banden, Fischer Verlag. Voir également édition de 1982.

(12) Abraham K (1907-1924) Œuvres complètes, 2 vol., traduction par Lise Barande, Payot, 1965.

(13) Rosolato G. et Widlöcher D. (1958) “ Karl Abraham, lecture de l’œuvre ”, La Psychanalyse, 4, PUF, Paris, p 153-178.

(14) Op. cit. (notes 11 et 12).

(15) Op. cit. (note 13).

(16) Op. cit., (note 1). Voir notre article de 1976.

(17) Op. cit. (note 5).

(18) Op. cit. (notes 3 et 4).

(19) Concernant Lacan, nous nous sommes référé à l’article et aux séminaires suivants : (1961), “ La direction de la cure et les principes de son pouvoir ”, La Psychanalyse, 6, pp. 149-206 ; ainsi qu’aux séminaires (notes personnelles) sur l’Ethique (1959-1960), sur le Transfert (1960-1961) et sur l’Angoisse (1962-1963).

(20) Op. cit. (note 13).

(21) Freud S. (1917) Introduction à la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot.

(22) Freud S. (1932) Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Idées Gallimard.

(23) Op. cit. (note 19).

(24) Op. cit. (notes 3 et 4).

(25) Signalons la biographie inachevée qu’a écrite Hilda Abraham, fille de Karl Abraham, PUF, coll. Le Fil rouge, Paris.