Les formes modernes de la mélancolie

Claude Escandé

La pensée occidentale qui a si brillamment encouragé l’usage des drogues dites légales et prohibé certaines autres drogues se heurte aujourd’hui au constat de l’échec de la répression et de la normalisation des conduites de dépendances et aux limites de savoir comment penser les pratiques de drogues sur le double versant du remède et du poison. La tentation idéologique est grande de choisir l’une de ces deux options et la difficulté majeure réside sans doute dans la difficulté à se détacher des représentations sur les pratiques de drogues qui empêchent d’appréhender ce phénomène dans sa complexité paradoxale. Ainsi, il est tout aussi difficile de se défaire des positions qui qualifient les drogues de causes, de renoncer à l’idée que la drogue est un objet du désir et du manque, que d’émettre des réserves sur la substitution quand elle est soutenue par l’idée du bien et proposée comme seule solution.

Par ailleurs, il est probable que l’on assiste encore à des reliquats du traitement moral hérité du temps de Pinel et que cette intention hante toujours l’espace thérapeutique et les professionnels confrontés à des pratiques qui sont qualifiées de “ déviantes ”.

A contre-courant de ces avatars et des modèles dominants, le concept d’addiction offre un nouveau paradigme qui signale un sujet en souffrance psychique qui se sert de la drogue pour s’exposer et du corps pour la substituer. Ce sujet addicté utiliserait une drogue pour modifier le cours d’une souffrance, d’où cette complexité énigmatique et asymptomatique que nous rencontrons dans la clinique.

Cette idée désignerait la drogue comme un objet autocratique de guérison psychique que P. Fédida considère à l’image d’une “ force destructrice du psychisme altéré ”. (1)

Quelle peut-être la nature de cette altération psychique évoquée par Fédida ? Le surgissement de symptômes mélancoliques constatés dans le travail psychothérapique ou au cours d’un sevrage quand la déception et la désillusion dominent, semble répondre en partie à cette question.

Selon cette hypothèse, la drogue ne serait pas un objet retrouvé dont le sujet peut faire le deuil au cours d’un sevrage mais au contraire un objet mélancolique d’un deuil en suspens d’une ancienne mélancolie que le toxique était parvenu à transformer.

Dans les problématiques addictives, cela fonctionne comme si le sujet lésé d’un sacrifice et limité par rien, se livrait à la tentative de réparer ce qui n’est pas advenu par le flash toxique. L’hypothèse qui me semble la plus vraisemblable selon le modèle de la mélancolie est de penser l’objet primordial comme un objet non représenté comme perdu car ce dont le sujet ne se remet pas est à considérer dès lors comme la conséquence d’une défaillance parentale qui a naufragé le sujet dans l’univers maternel. Quand l’objet d’identification est un objet réel et que son absence est vécue comme une menace d’anéantissement et d’effondrement, il occupe la place d’un objet dont la représentation semble en défaut mais qui a été perdu.

D’un point de vue métapsychologique, s’il faut que le sein soit perdu pour qu’il soit représenté, c’est dans la constitution du premier signifiant de perte que peuvent prendre place les objets et les pertes à venir. Le sein devient ainsi symbolique quand la parole prend sa place dans un vide laissé par l’objet et qu’il est auparavant perdu par la mère et c’est probablement à ce vide que nous sommes confrontés dans la rencontre avec le sujet toxicomane dans sa difficulté à substituer un signifiant à la drogue.

Cette voie est également empruntée par Jacques Hassoun dans La Cruauté mélancolique (2) qui fait l’hypothèse que la mère du mélancolique n’est pas capable de savoir renoncer au sein et donc de le céder à l’enfant, provoquant un défaut dans le sevrage. Ainsi, quand il y a échec du refoulement originaire chez l’enfant, le sein ne peut pas être détaché de la mère et il ne peut, dans mon hypothèse, être représenté comme perdu car cette perte est vécue sur fond de perte de la mère et de perte du moi. Si on considère le refoulement ordinaire comme la mise en place du signifiant phallique, son échec compromettrait l’inscription du Nom du père au sens de J. Lacan et ce défaut d’identification primaire serait conjuré par l’incorporation d’une drogue comme un appel au père mort.

L’objet de passion serait convoqué dans ce cas pour tenter de produire une représentation signifiante de l’objet perdu et la difficulté de cette opération est liée au fait que désinvestir cet objet (la drogue) correspond à se désinvestir soi-même, se perdre et être à nouveau menacé du vide.

Quand la mère garde la place omnipotente de la mère archaïque qui trouve sa relève chez le sujet dans un idéal du moi démesuré comme les drogues qui sont mises à cette place ou dans un surmoi impitoyable et tyrannique que découvre la mélancolie, le père réel est dans ce cas d’un piètre secours pour assurer à l’enfant l’accession à la problématique œdipienne. Si le sujet y parvient, le père imaginaire évanescent serait inopérant à faire céder véritablement la collusion maternelle et la fragilité de ce montage que le sujet traduit par une impossibilité à faire avec les limites et la loi découvre en deçà de la question œdipienne évidemment défectueuse, des assises narcissiques et des identifications primaires en défaut qui ne favorisent pas la dimension de la perte et du deuil, au contraire.

Si les difficultés à perdre et à renoncer à l’objet toxique renvoient à l’impossible deuil de la mélancolie et si c’est sur des défaillances narcissiques que s’établissent les addictions, l’augmentation des patients dits narcissiques ou souffrant de troubles du narcissisme et l’hésitation de la psychanalyse depuis Freud à référer ces phénomènes dans la psychose, la névrose, la perversion, nécessitent une nouvelle appréhension théorique de cette clinique que les pratiques de drogues actuelles convoquent.

(1) P. Fédida, “ L’addiction d’absence ”, in Clinique des toxicomanes, C.I.R.P.C., Université de Provence, Cliniques méditerranéennes, Aix-en-Provence ERES n° 47/48-1995, page 11.

(2) J. Hassoun, La Cruauté mélancolique, Ed. Aubier, 1995.