Le surmoi et le jugement esthétique

Jean-Yves FEBEREY

Un lapsus dès l’écriture du titre m’a immédiatement mis une autre puce à l’oreille : “ ersthétique ” renvoie à ce qui est premier, et pourquoi pas primitif. Or le surmoi, cette instance “ héritière de l’influence des parents ”, apparaît en surimpression et en opposition au moi, même si elle lui est en quelque sorte prélevée. Quant au jugement, Freud l’emploie dans le sens du jugement de condamnation, substitut intellectuel du refoulement, et donc en relative contradiction avec la sublimation, domaine privilégié où s’accomplit la création artistique. Rien de premier dans tout cela. Avec en prime cette réserve freudienne : “ Malheureusement, c’est sur la beauté que la psychanalyse a le moins à dire ”.

C’est dire que ma contribution se met d’emblée en péril, l’ancêtre latin de ce mot suggérant l’essai, l’expérience et le danger, y compris pour l’âme en latin médiéval. Enfin, la branche esthétique ne se serait détachée du chêne philosophique qu’au xviiie siècle, en même temps que les mathématiques.

Dans cette approche, la figure de Kant est immédiatement rencontrée, avec la Critique du jugement, dont la première partie est consacrée à l’esthétique. Le philosophe nous apprend que le jugement des objets “ en vertu des concepts ” produit l’éclipse de la beauté qui se dérobe à toute règle qui s’imposerait par raison ou par principe à travers le discours : “ toute sensation individuelle ne décide que pour celui qui l’éprouve et pour sa satisfaction ”. Il distingue goût des sens et goût de la réflexion, qui seul “ peut former des jugements qui aient le droit d’exiger cette adhésion universelle ”.

Kant distingue bien ce qui m’est agréable, ce qui est beau pour moi, de la question philosophique du beau.

Il a aussi recours à une autre catégorie, celle du sublime — a priori difficilement articulable à la sublimation freudienne — en particulier dans ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime où les exemples sont éloquents : “ La nuit est sublime, le jour est beau. Les âmes qui ont le sens du sublime sont progressivement amenées aux plus hautes sensations d’amitié, de mépris du monde, d’éternité, par le silence immobile d’un soir d’été, quand la lumière tremblante des étoiles perce l’ombre brune de la nuit et que la lune solitaire se tient à l’horizon. Le jour éclatant insuffle une ferveur activée et un sentiment de gaieté. Le sublime touche, le beau charme. ”

Le sublime peut connaître des déclinaisons : terreur, noblesse et magnificence Il est grand, simple et durable. Et ainsi de suite. Ce qui est très intéressant dans une perspective freudienne, c’est que l’émotion du sublime ne peut être goûtée longtemps sans l’intervention de celle du beau, et que les sentiments élevés d’une conversation “ doivent se résoudre de temps en temps en plaisanteries joyeuses ”.

Que vient faire le surmoi dans ces contrées ? Il y fera figure de pèlerin solitaire, mais nous voudrions souligner cette question de la transmission du “ bon goût ” dans l’éducation, hâtivement transposée à l’éveil artistique. Nous recevons un certain héritage de préférences esthétiques, qui vont de la cuisine à la musique, de l’ameublement à la peinture… Ce sont manifestement des objets extérieurs, mais nos choix de tels objets s’ancrent dans un système de préférences où les parents ont certainement déposé leur grain de sel. Laissons de côté tout ce qui a trait aux transmissions plus conceptuelles : religions, idéologies, mentalités. Pluriel pour dire aussi que chacun des parents y met du sien, ce qui n’enlève rien à la question de la loi symbolique.

Pour dire provisoirement au revoir à Kant, nous proposerons l’idée d’un surmoi du jugement esthétique, plus fluide et composite que le représentant des interdits et peut-être moins enclin à s’en prendre au moi en accusateur impitoyable et féroce. Est-ce lui qui permet à l’artiste d’échapper à sa mélancolie, entre travail artistique fourni par le moi à l’écoute du bruit inconscient, et retour critique éclairé sur ce même travail ? Nous serions ici aux côtés de l’analyste-Aufklärer.

Restons en compagnie philosophique, avec Hegel, qui s’est aussi intéressé à l’esthétique, et notamment à la musique, à laquelle nous nous référons souvent en tant qu’analystes. Pour Hegel, “ le monde rapide et fugitif des sons pénètre immédiatement par l’oreille dans l’intérieur de l’âme et la remplit d’émotions sympathiques ”. Nous sommes bien loin de la “ grosse voix ” du surmoi, et pourtant, quelles exigences constructives et répétitives pour arriver aux enchantements de l’interprétation musicale… Là aussi, nous voudrions revenir à ce surmoi fluidifié, réenchanté, et garant de la liberté du sujet.

C’est la question des fameux interdits structurants, sans lesquels rien n’est possible. Quand les murs s’ornaient du célèbre “ Il est interdit d’interdire ”, c’était contre les interdits sans dit-entre (diantre !), ceux de la réglementation obtuse. Les règles de l’art, c’est tout autre chose, et la musique nous en donne l’exemple sans cesse renouvelé : instantanéité des sons, disparition, succession rapide sans trace (toujours Hegel). Mais tout cela dans des cadres mélodique, rythmiques et harmoniques très précisément codifiés. Paradoxe essentiel de la musique, qui n’a peut-être pas eu à en passer par l’invention de la perspective (ou aurait-ce été la polyphonie ?).

Hegel insiste sur la rencontre de l’âme avec elle-même dans la musique. “ Mais comme art appelé à réaliser le beau, la musique a une autre fonction vis-à-vis de l’esprit. Son devoir est aussi de modérer à la fois les affections de l’âme et leur expression, si elle ne veut, comme une bacchante, être entraînée au bruit désordonné et au tumulte tourbillonnant des passions, ou rester dans les déchirements du désespoir. Loin de là, dans les transports de la joie et de l’allégresse comme dans la plus profonde douleur, l’âme doit rester encore libre et heureuse dans les épanchements de la mélodie. ”

Ecoutez de la musique et vous n’aurez plus besoin de surmoi, pourrait-on ajouter en badinant. Mais là aussi, le caractère libre et heureux se paye en travail accompli. “ Quiconque travaille autant que moi fera aussi bien ” aurait dit Bach, mais aussi “ Quaerendo invenietis ” (en cherchant, vous trouverez, de L’Offrande musicale).

Les injonctions surmoïques dans le domaine éducatif et pédagogique foisonnent. Qui pourrait jamais s’en sentir définitivement quitte, sauf à affirmer qu’il n’a plus rien à apprendre ? A cet égard, un surmoi interdicteur de la connaissance est-il particulièrement invalidant, et porterait au désespoir de l’ignorance forcée : une prison vide de livres, comme elles le sont le plus souvent. Y a-t-il une ignorance délibérée, qui serait elle désespérante pour autrui ?

Il est temps de prendre congé des philosophes que nous avons dérangés à l’heure de la sieste, et de retrouver un instant Freud égaré dans la fumée de ses cigares. Entre le Petit Hans et Dostoïevski, notre homme aura eu le temps de mûrir la genèse du surmoi, et on peut légitimement supposer que celui-ci l’aura accompagné sur les routes de l’Italie sous la forme réduite du guide Baedeker.

Nous n’allons pas militer pour l’abolition du surmoi, mais pour sa reconnaissance dans d’autres pages que celles du Struwwelpeter ou de Max und Moritz, versions colorées et à l’usage des enfants des sombres théories de Schreber père, dont Freud a dû connaître l’ombre glaciale dans les salles des hôpitaux viennois.

Le surmoi évolue, mais pas forcément vers la dissolution pure et simple : permission et permissivité ont des connotations différentes, et nos sociétés dites libres ont vite fait de “ faire parler la poudre ”, en dépit de vertueuses déclarations. Invitation à chercher plus loin sur les chemins de traverse vers ce surmoi qui entrouvre les portes du beau, lequel serait au seuil du terrible, comme nous l’enseigna Rilke ; exercice funambulesque auquel l’analyste s’emploie chaque jour.