Cinquième lettre à Béatrice

Michel Fennetaux

Ma chérie,

Quand il se passe dans une existence ce qui se passe dans la mienne depuis quelques lustres, un jour ou l’autre tu te poses la question : pourquoi moi ? Qu’ai-je fait pour avoir ce sort-là ? Il n’y a rien eu que de très banal chez l’enfant que j’ai été. Rien où on puisse entrevoir en puissance de qui advint à l’adulte que je suis. Rien en tout cas de très significatif.

Je n’ai pas été le seul au sujet de qui les augures de la Faculté ont prononcé qu’en raison de ce qu’alors on appelait une “ petite constitution ” — c’était dans les années de l’immédiate après-guerre — il n’y avait guère à espérer pour moi, sauf les misères d’une enfance chétive et souffreteuse. Je n’ai pas été le seul de ma génération à qui une avidité démesurée ait valu une indigestion d’un clafoutis dont les cerises avaient été avalées avec leurs meilleurs noyaux. Suite à quoi je fus probablement le seul à qui une maigreur qui avait résisté à des débauches d’huile de foie de morue permit à la main experte d’un obscur chirurgien de comices de reconnaître dans les nodosités que les noyaux formaient sous ses doigts, plutôt que la banale appendicite à laquelle il aurait dû penser, les boursouflures ganglionnaires et les abcès d’une péritonite tuberculeuse déjà très évoluée ! Mais je n’ai assurément pas été le seul enfant condamné par les sectateurs d’Hippocrate qui aura survécu, ni le seul qui, pour manifester sa joie d’être encore de ce monde après le défi qu’il avait relevé, dès le lendemain de l’opération aura accueilli d’une galipette malicieuse un chirurgien qui n’en aura pas cru ses yeux de le voir si vivant quand il l’avait pronostiqué si mort !

Nombreux furent aussi les enfants qui purent croire avoir été voués à la maladresse à cause d’une malencontreuse réflexion qu’avait eue leur bricoleur de père : “ Décidément, mon pauvre garçon, tu ne feras jamais rien de bon de tes dix doigts ! ”. Je ne suis certainement pas le seul non plus à n’avoir saisi que beaucoup plus tard que cette formule ne le concernait pas, mais qu’en revanche elle résumait parfaitement le rapport des forces à l’intérieur du couple parental. Aucun enfant ne peut échapper à pareille torsion des mots, faute d’être en mesure de déchiffrer le message. Cela fit que la boîte à laquelle j’étais en train de mettre la dernière main prit un air torve et une allure louche, comme la plupart de celles que désormais j’entrepris. Mais je suis certain que nous sommes des milliers et des milliers à pouvoir raconter la même histoire. Et combien de jeunes garçons n’ont-ils pas également entendu leur mère, toute frissonnante d’horreur et terriblement aimante, donner ce commentaire au crescendo de leurs incartades : “ Cet enfant me tuera… cet enfant est insupportable… cet enfant a le diable au corps… ” ?

Rien de plus banal que le cas de ceux qui, comme moi, étaient en permanence considérés comme coupables de quelque chose, au sein de familles où leurs extravagances comme les franches bêtises qu’ils commettaient entretenaient un profond désarroi. On pouvait juger que celui-ci était à son comble quand surgissait une question qui atterrait tout le monde : “ Mon fils est-il normal ? ”. Quoi qu’il en soit de la légitimité des soupçons, des doutes ou des accusations qui me visaient, j’avais fini par me considérer comme un coupable permanent car, disait-on, j’avais toujours quelque chose à me reprocher. Je crois qu’en entretenant en moi un sentiment de culpabilité permanente, il s’agissait de m’inculquer l’obéissance, vertu par excellence de l’enfant “ bien élevé ”. Et si je cherche à me représenter les turpitudes, polissonneries, crimes ou péchés qui ont nourri ma culpabilité, ce qui se présente à moi en guise de mauvaises actions, ce sont ou bien des mentions d’actes graves, qui relèvent de la psychopathie, ou bien des peccadilles dont je ne sais pas si je les ai commises en intention, en imagination ou en acte. J’obtiens une liste hétéroclite, alliance de dérisoire et d’outrance, dont la force accusatrice a pu rendre jadis l’âme du gredin que je fus délicieusement lourde, mais dont l’outrance a aujourd’hui le pouvoir de déchaîner le rire. Il n’y a que l’embarras du choix : briseur d’œufs ? Sodomite de veaux ? Meurtrier de poules ? Saboteur de trains de marchandises ? Crucificateur de lézards ? Incendiaire de cartons ? Casseur de carreaux ? Harceleur sexuel de cheftaine complaisante ? Provocateur de romanichels ? Eparpilleur de troupeaux ? Profanateur de Sainte-Vierge ? Cacheur et brûleur de martinet ? Batteur de chats ? Docteur ? Menteur récidiviste ? Faussaire en résultats scolaires ? Arracheur d’ailes de mouches ? Masturbateur en tout genre ? Cracheur ? Accusateur public de vieilles dames ? Dissimulateur et falsificateur d’étiquettes ? Voleur de goûter ? Eventreur de pneus ? Jeteur de craie ? Fabricateur et jeteur de bombes à eau ? Fornicateur précoce ? Obsédé sexuel ? Chapardeur de fruits, de billes et de santons ? Tricheur ? Visiteur nocturne de lieux interdits ? Mangeur de chocolat ? Jeteur de sorts ? Lâcheur de souris ? Briseur d’étau ? Etc., etc.

Quant à l’expérience de ceux à qui, en raison de leurs accointances avec le Malin, on imputa fort obligeamment des crimes horribles qu’ils n’auraient pas pu commettre et qui se sont reconnus dans la figure du Christ d’expiation, elle n’est pas, non plus, étrangère à ton serviteur. Il ne se sentit lavé d’un horrible soupçon que le jour où il se rendit compte de l’immense bienveillance dont le dit parental était capable. On n’avait en effet pas hésité une seconde à voir dans les extrémités où sa gourmandise était réputée capable de se porter dans une affaire comme celle du clafoutis enchanté la cause originaire de la maladie qui devait emporter son père bien des années plus tard.

Tout cela, ma chère Béatrice, et bien d’autres choses encore, n’a rien que de très banal, et il n’y a rien qui permette d’espérer pouvoir répondre à l’insistance des “ pourquoi ? ”. En revanche, dis-toi que ces questions naissent inévitablement quand une atteinte grave à l’intégrité de l’être, par exemple une maladie ou un accident, survient sur un fond tout empreint de culpabilité et d’appétit d’expiation. L’accord qui se réalise entre les deux est impressionnant. On les dirait faits l’un pour l’autre, tant leur coaptation est parfaite. La dague et le fourreau. Vient un jour, en effet, où tu te tiens à peu près ce langage : je suis loin d’être le seul à avoir mangé du clafoutis en excès, à avoir eu un père bricoleur et une mère excessivement aimante, à avoir été un grand polisson devant l’Eternel, à avoir causé du désarroi dans sa famille. Je suis loin d’avoir été le seul enfant à qui il a fallu remonter une sacrée pente pour avoir le corps qu’adulte il a eu. Bien musclé, sportif, robuste, habile, inventif, ingénieux même ! Quand tu en es là, les questions initiales ne te suffisent plus, car l’enjeu se précise. Il s’agit de ton corps et de ce que tu en as fait. Pour qui l’as-tu fait ? Contre qui ? Aussi toutes tes culpabilités infantiles ressortent-elles. Pourquoi faut-il qu’une pathologie invalidante l’ait frappé, l’ait toujours davantage privé de sorties, puisque marcher, écrire de sa main, parler ont fini par lui devenir des issues toujours plus difficilement accessibles ? Pourquoi la maladie l’a-t-elle investi autour de ses trente-six ans ? Las ! Où est sa beauté saccagée ? Que sont sa souplesse, son adresse et la robustesse qu’il m’avait fallu patiemment inculquer à ses muscles devenues ?

Et tu poursuis sur une pente où bientôt tout ne sera plus que souffrance : qu’est-ce que je paye ? A qui, à quoi dois-je payer si cher ? Les tourments que te causent ces questions sont inépuisables. Aussi inépuisables que la relation entre ton enfance pleine de médecins, de maladies à répétition, et ton immense et précoce culpabilité d’avoir entretenu par inquiétude tellement d’inquiétude autour de toi. Si tu y penses, tu verras que l’élément pertinent ne réside absolument pas dans les réponses que tu apportes à tes questions. Ces questions sont fortes puisqu’elles ne te laissent pas en repos, car ta maladie actuelle n’a fait que réveiller des frayages anciens. D’où la difficulté du travail nécessaire pour décommettre l’un de l’autre ces complémentaires que sont culpabilité et maladie. Je suis même porté à penser qu’on ne peut être absolument certain ni d’avoir à jamais brisé l’étreinte de ce couple pervers ni d’avoir à jamais expulsé de soi toute forme de consentement expiatoire. Plus ravageuse est la rencontre de la maladie chez ceux pour qui exister est en soi un motif de se sentir coupable. Ceux-là sont si intimement convaincus que seul le paiement renouvelé d’un lourd tribut peut, à la rigueur, rédimer provisoirement l’illégitimité de leur être, que la rencontre de la maladie vaut instauration du châtiment qu’ils méritent. Ceux-là s’installent dans la maladie et dans les délices de la culpabilité.

Je te laisserai après avoir attiré ton attention sur un dernier aspect de la question : le masochisme de la culpabilité chez nous humains fait tellement corps avec nous qu’un sophisme suffit parfois à couvrir son opération en nous. En veux-tu deux petits exemples ? N’as-tu pas entendu soutenir que, sans pour autant dire qu’ils sont des manifestations d’une justice transcendante (qui s’exercerait en fin de compte à bon escient), les malheurs et difficultés qui accompagnent l’existence n’en sont pas moins des occasions données à chacun de prendre la mesure exacte de la force et de la qualité de son désir de vivre ? Autre exemple : où puiserait-on la force de tenir ? Et jour après jour, celle de répondre présent ? (Sous-entendu : si tout masochisme était éradiqué du rapport à la maladie — ce qu’à Dieu ne plaise !) C’est aussi la raison de ma méfiance par rapport à l’opinion autour de moi qui veut que je me sois bonifié depuis que j’ai pris le départ d’une course de fond à laquelle je suis inscrit, sans jamais l’avoir demandé à personne. Mais ce n’est quand même pas parce qu’en moi les proportions de “ tocard ” bien-marchant et de bien-marchant “ tocard ” se seraient inversées que j’irais me mettre à entonner des cantiques d’action de grâce en l’honneur d’une providence si cruelle qu’elle m’a généreusement offert en prime occasion de me racheter !

Très tendrement,

 

 

Michel Fennetaux, extrait de Et dès lors ma guerre commença, paru aux éditions Verticales, Paris, 1997 (diffusion Seuil), pp. 83-90.