Le surmoi freudien ne prend pas le risque d’aimer

Marie Henriet

Le surmoi et son lien à l’angoisse

Freud semble poser le surmoi comme précédant l’angoisse. L’“ angoisse de conscience ”, l’“ angoisse morale ”, serait la conséquence du surmoi. Pourtant, lorsqu’il reconnaît que cette angoisse morale a un lien avec l’angoisse de castration, la place de l’angoisse est incertaine. “ Cette angoisse de castration est vraisemblablement le noyau autour duquel se dépose ce qui sera l’angoisse de conscience, c’est elle qui se continue sous forme d’angoisse de conscience ” (1) De plus, Freud reconnaît dans l’ouvrage “ La Vie sexuelle ” que l’angoisse de castration est le “ motif puissant d’édification du surmoi ” (2). Cette hésitation provient sans doute de la conception de l’angoisse chez Freud D’après lui, l’angoisse serait liée au risque de la perte d’un objet. L’angoisse devant le surmoi serait donc l’angoisse devant le risque de la perte d’amour.

Or la conception de l’angoisse chez Lacan nous permet d’interroger différemment la place du surmoi par rapport à l’angoisse. Celle-ci chez Lacan ne serait pas liée à la perte d’un objet mais surgirait face à la toute présence du désir de l’Autre, face au manque du manque.

Pouvons-nous alors penser que le surmoi apparaîtrait lorsque l’angoisse surgit pour recouvrir ce dont l’angoisse est le signal ? Le surmoi interdirait l’émergence du désir incestueux mais en même temps le pointerait de par son interdiction. L’homme sur le chemin de son désir rencontre l’angoisse qui immobilise le névrosé. Celui-ci ferait appel au surmoi pour le conforter dans cette place figée où il se croit à l’abri de la castration. Le sentiment de culpabilité viendrait pour justifier en quelque sorte et intensifier le recul face à son désir. La rencontre avec la femme “ parfaite ” (!) provoquerait la fuite devant la femme “ pas faite ” pour lui.

Le surmoi freudien ne serait donc pas premier mais second devant l’angoisse. Il viendrait stopper la traversée de l’angoisse et engluer de par là même le sujet dans une jouissance du symptôme — entre désir et interdit. Dans “ Le Moi et le Ça ”, Freud présentait déjà le surmoi comme “ quelque chose qui s’oppose à la guérison ” lors d’une analyse. Le surmoi aveuglerait le lien entre le désir et l’inceste, barrerait ainsi l’accès au désir et refuserait de soulager le Sujet, inhibé, sans cesse plaqué vers une jouissance de la répétition. Freud repérait déjà le lien entre surmoi et pulsion de mort dans “ Le Moi et le Ça ” à propos du mélancolique : “ Ce qui règne dans le surmoi, c’est une pure culture de la pulsion de mort, et en fait il réussit assez souvent à mener le Moi à la mort ” (3).

Ainsi le surmoi freudien, en tentant de faire taire l’angoisse du Sujet, lui éviterait-il la castration tout en le menaçant de celle-ci ou de l’abandon amoureux pour la femme. Le surmoi freudien fige le sujet sous la menace.

Que propose le chemin de l’analyse ? Que devient le surmoi en fin d’analyse ?

L’analyse propose une possible sortie de la jouissance mais au prix de la traversée de l’angoisse. Elle permet la rencontre de la castration et le déshabillage du désir. Le désir sort de sa gangue œdipienne alors que le surmoi aurait tendance à recouvrir sans cesse le désir d’une ombre œdipienne. “ Couvre ton désir de ce manteau œdipien et jouis ”, impose-t-il. Or la traversée de l’angoisse s’effectuant non sans mal et le désir étant reconnu comme œdipien, à la fin de l’analyse le surmoi aurait moins lieu d’être, il serait affaibli.

Son injonction se modifierait ou plutôt s’entendrait différemment par le sujet. De “ Jouis ”, elle deviendrait “ J’ouis ! ” comme le suggère Lacan dans “ Les Ecrits ” (4) et dans son séminaire sur L’Angoisse : “ La loi en effet commanderait-elle : jouis, que le sujet de la Loi ne pourrait répondre que par un “ j’ouis ” où la jouissance ne serait plus que sous-entendue ”.

Le “ Jouis ” œdipien, freudien, ou le “ J’ouis ” lacanien ?

Entendre “ j’ouis ” lorsque le surmoi ordonne “ jouis ! ” est sans doute possible à la fin d’une analyse parce que le sujet n’est plus pris dans la même jouissance. Il est passé par la castration. Or Lacan dans les “ Ecrits ” remarque que “ La castration veut dire que la jouissance soit refusée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle renversée de la Loi du désir ” (5).

Ainsi faudrait-il distinguer les jouissances. Le “ Jouis ” du surmoi freudien serait du côté dune jouissance phallique, certes, mais celle qui refuserait la castration, celle qui s’inscrirait sur le corps par le symptôme. Une jouissance sans mots possibles ordonnée par le surmoi œdipien, “ figure obscène et féroce ” surgie de l’imaginaire “ dans la maille rompue de la chaîne symbolique ” (“ Ecrits ”, p. 434).

Alors que le surmoi chez Lacan — celui dont l’injonction peut être entendue comme j’ouis — indique aussi la voie d’une jouissance phallique mais “ sur l’échelle renversée de la loi du désir ”. Le sujet serait moins dupe de cette jouissance. Ce serait une jouissance parlée.

“ J’ouis ” permettrait-il d’aimer ?

Le surmoi lacanien qui imposerait “ j’ouis ” permettrait-il d’aimer ? Le 16 juin 1971, dans son séminaire “ D’un discours qui ne serait pas du semblant ”, Lacan cite l’Ecclésiaste : “ Jouis tant que tu es dans ce bas monde, jouis dit l’auteur énigmatique de ce texte étonnant, jouis avec la femme que tu aimes. C’est tout le comble du paradoxe parce que c’est justement de s’aimer que vient l’obstacle ”.

Mais à quelle jouissance fait-il allusion ici ? Pourrions-nous entendre cette phrase de Lacan autrement en suggérant que ce “ jouis ” ici empêché par l’amour imposait cette jouissance muette, cette jouissance du symptôme ? L’amour serait-il ce qui arrache le sujet à la jouissance du sentiment de culpabilité ? L’amour pourrait-il être ce moteur possible, de même que l’analyse, qui pousse un homme sur la voie de son désir pour l’arracher à sa jouissance, son quotidien répétitif ? Peut-être, mais à quel prix ?! Etait-ce déjà cette idée que suggérait Freud lorsqu’il disait que le névrosé peut guérir par l’analyse ou par amour ?

Si l’amour est parfois à l’origine d’une sortie de la jouissance, il peut aussi devenir possible à la fin d’une analyse lorsque le surmoi freudien est réduit au silence. Mais c’est un amour sans illusion.

“ Au passé, ça fait

j’ouis

j’ouis !

il n’y a vraiment pas de quoi ! ” écrit Devos.

“ Au présent ça fait

j’ois. ”

L’amour serait donc possible en fin d’analyse, au présent, mais comme nous le conseille Devos :

“ Il faudrait préciser

Dieu, que ce que j’ois est triste ! ”

 

 

 

Marie Henriet, Psychologue psychanalyste, 14, quai des Bateliers, 67000 Strasbourg

1. “ Le Moi et le Ça ”, 273.

2. “ La Vie sexuelle ”, 121.

3. Page 268.

4. Page 821.

5. Page 827.