Le désir est éthique

Christian Hoffmann

“ … la loi morale est ce par quoi se présentifie

dans notre activité, en tant que structuré par le symbolique,

le réel comme tel, le poids du réel. ”

M. Safouan

Le projet de J. Lacan dans son séminaire sur l’Ethique (1), comme P. Lacoue-Labarthe (2) l’a clairement repéré, est de “ franchir la ligne ” (3). C’est par un “ retour à Antigone ” (4) que Lacan dans ce séminaire arrive à obtenir ce franchissement “ historiale ” qui consiste à “ fonder un au-delà de l’éthique du Bien — le désir est l’ennemi du bien, c’est-à-dire du plaisir — ce qu’il nommera l’éthique tragique de la psychanalyse ” (5).

En quoi ce “ franchissement ” de la ligne du Bien serait-il historique ? Force est de reconnaître maintenant un au-delà du “ malaise dans la culture ” de Freud. Le monde du bien s’est historiquement révélé comme celui du mal. Il y va donc dans le projet de Lacan d’un nouvel “ espoir ” (6). Le Beau serait un accès au champ de l’au-delà du Bien. L’écriture du mot Esthéthique — avec deux h — proposée par P. Lacoue-Labarthe, rend compte de cette visée de l’objet vers “ l’Autre Chose ” par le “ cerne ” et le “ lustre ” qui l’élève au Sublime (7).

Le sublime de la sublimation

La substitution philosophique du Sublime au Beau va nous permettre de proposer une définition de la sublimation comme Darstellung, re-présentation de la castration.

Examinons les deux exemples d’énoncés (maximes) de sublimité donné par Kant (8) :

“ Tu ne feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur terre et qui sont (dans les eaux) plus bas que la terre ” (Ancien Testament).

“ Je suis tout ce qui est, qui était et qui sera, et aucun mortel n’a levé mon voile ” (Temple d’Isis : la mère Nature).

Le sublime se laisse ici définir comme “ la présentation (de ceci) qu’il y a de l’imprésentable ” (9). La présentation sublime est limitée ici par l’interdit ou voilée. Nous pouvons en déduire pour notre pratique que le sublime est une présentation où l’objet pointe vers son au-delà, ce (x) de l’objet freudien (10). La tête de Méduse est cette figuration sublime commentée par Freud : “ Si les cheveux de la tête de Méduse sont si souvent figurés par l’art comme des serpents, c’est que ceux-ci proviennent à leur tour du complexe de castration et, chose remarquable, si effroyables qu’ils soient en eux-mêmes, ils servent pourtant en fait à atténuer l’horreur, car ils se substituent au pénis dont l’absence est cause de l’horreur ” (11). La suite du texte de Freud tourne autour du phallus comme symbole du manque dans une dialectique de l’avoir et de l’être pour les deux sexes. Ce qui se confirme dans le texte de M. Détienne, “ Un phallus pour Dionysos ” : “ Tantôt, “effigie” (agalma) pour Dionysos ; tantôt “effigie” (agalma) de Dionysos. Et nous savions déjà depuis longtemps que sur les mêmes pierres gravées, “effigie” (agalma) alterne avec phallus. Le phallus pour Dionysos, apporté par les colonies et les chers alliés, est ainsi le phallus de Dionysos, ou encore Dionysos soi-même membre viril ” (12). Lorsque le peintre équivoque entre “ Mystères et chose du sexe ”, sa fresque (Pompéi) présente à l’initiée le “ van mystique (phallique) ”. P. Veyne interprète le geste de la prétendue prêtresse tenant le voile de la corbeille comme un “ au-delà du représentable : elle fait allusion à un dévoilement (du phallus) ” (13).

Le sublime se laisse ainsi traduire en une citation du Caravage : “ Tout tableau est une tête de Méduse ”. Ajoutons à l’amour courtois pris comme exemple de sublimation, qu’il s’agit-là non plus d’élever l’objet mais le Nom à la dignité de la Chose. Nous adoptons cette thèse de M. Broda dans “ L’amour du nom ” (14) en l’accompagnant d’une de ses citations de Du Bellay, qui dit ça très bien : “ Je remplis d’un beau norn (celui de la “dame”) ce grand espace vide ”. Le “vide” est ici celui de la Chose (das Ding) identifiable comme pur manque que le mythe kleinien du corps perdu de la mère vient recouvrir. La lecture de l’“ Esquisse ” de Freud par Lacan (15) nous laisse entrevoir le réel, celui de la Chose, de notre pratique comme effet de la loi de l’interdit de l’inceste, ce qui donne au réel de la psychanalyse un statut avant tout éthique.

Le désir pur ?

L’ouvrage Le désir pur de B. Baas nous rappelle que le “ pur ” du désir est d’abord celui de la raison “ pure ”, celle (a priori) qui s’oppose à l’empirique de l’expérience. Il pose à partir de Kant l’existence d’une “ faculté de désirer ” (l’expression est de Kant) avant tout objet de désir dans le monde sensible. C’est cette faculté de désirer (a priori) qu’on désignera par “ désir pur ”.

Dès lors, le projet de l’auteur s’énonce : “ Poser une telle question ferait se conjoindre ce que Kant a rigoureusement séparé : l’a priori et le désir. Ce serait s’attacher à une théorie transcendantale du désir et, en quelque façon, indiquer qu’il y aurait à faire une “critique du désir pur”. Ce serait donc aussi se faire croiser la philosophie transcendantale et la psychanalyse ” (16).

La démonstration s’appuie sur Freud : “ L’impératif catégorique de Kant est ainsi l’héritier direct du complexe d’Œdipe ” (17) et, sur Lacan dans son séminaire, L’Ethique : “ La Loi morale (Kant) […] n’est rien d’autre que le désir à l’état pur, celui-là même qui aboutit au sacrifice […] de l’objet pathologique […] et à son meurtre. C’est pourquoi j’ai écrit Kant avec Sade ” (18). L’objet pathologique est ici à entendre comme l’objet de la demande dans lequel le désir en s’y précipitant se renforce comme défense contre le désir inconscient (a priori) dont le seul objet est la Chose, qui en tant qu’interdite se fait la cause du désir. Nous voyons ainsi le ressort de l’automatisme de répétition se traduisant dans l’expérience subjective par l’écart toujours répété entre l’objet trouvé et l’objet recherché. Cet écart qui est celui de la Chose, de la castration, montre que le fondement du réel (de la castration) est éthique.

Le réel de la psychanalyse est éthique en tant que structuralement fondé par la loi de l’interdit de l’inceste. Jusqu’au fin fond des turpitudes sadiennes, la mère reste (“cousue”) interdite. L’effort de Lacan dans son Kant avec Sade réside en cela que “ La loi et le désir refoulé sont une seule et même chose ” (19). Autrement dit, chercher l’interdit et vous trouverez le désir.

Est-ce que la psychanalyse se contente de ce recours à la Loi morale ? Non, parce que l’éradication kantienne de tout “ objet pathologique ” par l’appel de la loi morale ne règle pas pour autant la sexualisation du désir portée par le phallus comme objet de la castration. Ce qui fait plutôt apparaître le travail de Lacan comme une critique adressée à Kant (20).

Le désir est éthique

Le projet du livre de P. Guyomard Le désir d’éthique (21)se précise dès la lecture de la quatrième de couverture : “ […] le désir appelle l’éthique […] ” et semble indiquer qu’il est ici proposé d’examiner l’éthique à partir du monde sensible de l’expérience et non plus a priori. L’embêtant est que l’on ne sait plus qui appelle qui, du désir ou de la loi morale. Le propos de Lacan dans Kant avec Sade nous paraît non seulement éclairant sur ce point de notre pratique, mais également résumer notre investigation : “ Saluez-y les objets de la loi, de qui vous ne saurez rien, faute de savoir comment vous retrouvez dans les désirs dont ils sont la cause ” (22).

Le risque de retomber dans la critique de Horkheimer et Adorno est ici important, à défaut de reconnaître que les objets de la loi morale sont la cause de nos désirs, ce qui est le propre de l’éthique de la psychanalyse : le désir de jeter le masque (de la tromperie du moi) rencontre dans notre pratique le devoir éthique qui s’énonce sous l’adage freudien, “ Là où c’était, je dois advenir ”. Effectivement, le Kant avec Sade de Horkheimer et Adorno (23) de 1944 garde à la lumière de H. Arendt, Eichmann à Jérusalem (24) toute sa valeur critique : “ […] la formalisation de la raison, jointe à l’apathie, conduit à instrumentaliser tout objet empirique et donc à traiter les autres comme de simples choses soumises à la législation d’une pure loi ” (25), comme la précise H. Arendt en indiquant ce que la philosophie de Kant a permis par la substitution de “ la volonté du Führer ” à la “ raison pratique ” qui s’énonçait alors : “ Agis de telle sorte que le Führer, s’il avait connaissance de tes actes, les approuverait ”. Seulement, cette pensée loupe, pour ce qui nous intéresse ici, dans son analyse de cette “ perversion ustensilaire ” (26), l’expression est de P. Klossowski, la division que produit dans le sujet sa soumission à la loi (27), lisible dans la maxime sadienne : “ J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit, je […] ”. Si c’est de l’Autre que vient le commandement, un “ Que veut-il ? ” reste toujours du ressort de la responsabilité du sujet (28), et cela change bien des choses.

1. J. Lacan, “ L’éthique de la psychanalyse ”, Le Séminaire, Livre VII, Paris, Le Seuil, 1986.

2. P. Lacoue-Labarthe, “ De l’éthique : à propos d’Antigone ”, Lacan avec les philoophes, Paris, Albin Michel, 1991.

3. J. Lacan, op. cit., p. 271 et 278.

4. P. Lacoue-Labarthe, op. cit., p. 23. Cf. également N. Loraux, “ La lecture d’Antigone par Lacan est une grande chose qui rompt définitivement (et il le sait) avec les discours pieux en tout genre qui, de tous bords, ont été administrés sur Antigone ”. Lacan avec les philosophes, op. cit., p. 42.

5. Ibid., p. 23.

6. J. Lacan, op. cit., p. 275.

7. P. Lacoue-Labarthe, “ L’éthique tragique (sublime), il n’y en a pas d’autre, aujourd’hui ”, op. cit., p. 36.

8. E. Kant, cité par P. Lacoue-Labarthe, “ La vérité sublime ”, Du Sublime, Paris, Belin, 1988, p. 97-98.

9. Ibid., p. 101.

10. S. Freud (1921), “ Etat amoureux et hypnose ”, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 175.

11. S. Freud (1922), “ La tête de Méduse ”, Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 49.

12. M. Détienne, “ Un phallus pour Dionysos ”, La vie quotidienne des dieux grecs, Paris, Hachette, 1989, p. 258.

13. P. Veyne, “ La fresque dite des Mystères à Pompéi ”, Les Mystères du gynécée, Paris, Gallimard, 1998, p. 89.

14. M. Broda, L’amour du nom, Paris, José Corti, 1997.

15. J. Lacan, op. cit.

16. B. Baas, Le désir pur, Louvain, Peeters, 1992, p. 26.

17. Ibid., p. 27.

18. Ibid., p. 28.

19. J. Lacan, “ Kant avec Sade ”, Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 782.

20. Je dois cette pensée à M. Safouan.

21. P. Guyomard, Le désir d’éthique, Paris, Aubier, 1998.

22. J. Lacan, op. cit., p. 780.

23. M. Horkheimer et T. Adorno, “ Juliette ou Raison et Morale ”, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974.

24. H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, Paris, Folio, 1997.

25. B. Baas, op. cit., p. 36.

26. P. Klossowski, La monnaie vivante, Paris, Payot & Rivages, 1997, p. 34.

27. Cf. B. Baas, à qui je reprends cette analyse, op. cit., p. 34-36.

28. Ce qui rend caduque le dédouanement de la responsabilité derrière le bouclier du devoir comme respect de la loi. Cf. H. Arendt, op. cit.

Cf. J. Lacan : “ Ainsi Kant, d’être mis à la question “avec Sade”, c’est-à-dire Sade y faisant office, pour notre pensée comme dans son sadisme, d’instrument, avoue ce qui tombe sous le sens “que veut-il ?”, qui désormais ne fait défaut à personne ”, Kant avec Sade, op. cit., p. 775. Et : “ De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables ”, in J. Lacan, “ La sciences et la vérité ”, Ecrits, op. cit., p. 858.

Cf. également l’excellent article de C. Clément, “ Freud, la faute et la culpabilité ”, Le Magazine Littéraire “ La faute ”, n° 367, juillet-août 1998 : “ […] Eichmann ne supportait pas la vue des exécutions de masse. Pour obtempérer à la loi, il lui fallut donc appliquer la formule de Kant, obéir au seul principe de volonté, bannir le sentiment de pitié. Bravement, il le fit, non sans états d’âme. Où est l’erreur d’Eichmann ? C’est un détail, juste un adjectif. Kant ne parle pas de lois générales, mais de loi universelle. Des lois, il y en a autant que d’états, mais il n’est qu’une seule loi universelle, “traiter autrui toujours et en même temps comme une fin et jamais seulement comme un moyen”. Une petite erreur de traduction, et l’affaire d’Eichmann était faite. A l’universel il substitue le général des lois d’état, celles de Hitler, impératif catégorique suprême, autant dire Dieu ”.