Le surmoi dans l’entreprise

Claudine Houy

Nous en sommes au début de nos réflexions sur ce que la psychanalyse pourrait apporter à l’entreprise. De nombreuses questions, qui mériteraient un travail de recherche approfondie, surgissent. Ainsi, en portant un regard nouveau sur le surmoi, sa place et sa fonction dans l’entreprise, nous nous interrogerons sur les représentations du surmoi collectif (1) dans l’entreprise, puis sur leurs résonances sur le sujet.

Par qui ou par quoi le surmoi collectif est-il représenté dans l’entreprise ? L’est-il par une personne ou un groupe de personnes, ou par une morale ? Le salarié d’une entreprise semble se soumettre à “ la direction ”, ainsi qu’il la nomme souvent, au même titre que l’enfant obéit à ses parents : “ la direction ” investit-elle l’autorité du père et occupe-t-elle la place symbolique de la fonction de père ? Mais qui est-elle ? Personne ? Morale ? Personne morale ? Selon Freud (2), “ Les sentiments sociaux reposent sur des identifications à d’autres sur la base d’un même idéal du moi ”.

Les exigences du surmoi collectif, imposant ce qui est bien ou mal, constituent une éthique (3). Comment cette dernière s’est-elle forgée au sein de l’entreprise ? Est-elle le fondement du règlement intérieur, manifeste et latent, dont le respect permet le fonctionnement de l’entreprise ? Si nous assimilions l’effectif de celle-ci à une communauté partageant la même culture d’entreprise, nous pourrions trouver une réponse dans l’assertion suivante de Freud (4) :

“ … la communauté elle aussi développe un surmoi dont l’influence préside à l’évolution culturelle … Le surmoi d’une époque culturelle donnée a une origine semblable à celle du surmoi de l’individu ; il se fonde sur l’impression laissée après eux par de grands personnages ”.

Quelles influences le dirigeant d’entreprise a-t-il sur le surmoi collectif ? Est-ce lui qui, de sa place de père symbolique, mobilise les inconscients des salariés, afin de les orienter vers les intérêts, à la fois humains et économiques, de la société qu’il dirige ? D. Anzieu et J.-Y. Martin (5) soulignent dans leur livre La dynamique des groupes restreints que “ … J.-B. Pontalis (1963) a décrit, dans les situations de groupe non directif, la lutte des participants pour imposer, chacun aux autres, leur propre représentation idéale inconsciente de la vie, de l’organisation, du fonctionnement d’un groupe ”.

D. Anzieu (6) constate dans ce même ouvrage que “ Tant qu’un groupe ne s’est pas constitué selon un ordre symbolique, il fonctionne comme une sorte de foule où chacun représente pour chacun une menace de dévoration ” et plus loin que “ Freud avait montré que, dans les organisations collectives hiérarchisées, l’image paternelle du chef prend la place de l’idéal du Moi de chacun ”.

Parallèlement à l’influence du dirigeant sur le surmoi collectif, quelles influences le surmoi collectif a-t-il sur la conscience morale de chaque individu de l’entreprise ? Nous observons, au sein de celle-ci, que les salariés se projettent mutuellement les uns sur les autres. De même que l’idéeal du moi peut être commun à une famille (7), il peut l’être pour tous les salariés d’une entreprise, la dimension affective originelle, vécue au sein de la famille, soutenant l’imaginaire collectif. D’après Jacques Postel (8), “ Dans les relations entre l’enfant et ses parents, la projection est constamment à l’œuvre : pour le premier, dans l’image qu’il se crée de son père et de sa mère, et pour les seconds, qui se projettent sur leur enfant dans l’idée qu’ils se font de sa place, de ses rôle et statut dans la famille, ainsi que l’avenir qu’ils lui souhaitent. Associée à l’identification, la projection participe donc à la formation du moi idéal, puis du surmoi œdipien, en référence à un idéal du moi à la fois infantile et parental. On retrouve le même mécanisme dans les relations sociales, les inférieurs se projetant sur leurs supérieurs, et réciproquement ”.

Nous soulignons là la place importante que tient le regard des autres au sein d’une institution. Le regard que l’on porte sur l’autre ou que l’on supporte sur soi a une valeur de reconnaissance de la fonction de chacun. Ainsi, comme D. Anzieu J.-Y. Martin (9), nous observons que “ tout autant que pour l’inconscient individuel, le groupe est une surface projective pour l’inconscient social ”.

Les salariés constituent un ensemble hétérogène de personnalités, fonctionnant dans le cadre d’une organisation donnée et avec un but déterminé, qui est la réalisation des projets de l’entreprise. Quelles transformations communes se retrouvent chez ces sujets soumis à un surmoi collectif ? En-dehors de l’influence du dirigeant d’entreprise, quels éléments mobilisent les rapports entre les salariés, afin que les sentiments négatifs et hostiles puissent être refoulés ? Par quels processus les conflits, les rivalités entre collègues et avec les supérieurs évoluent-ils, afin de permettre néanmoins la cohésion de la collectivité ? “ L’esprit de corps découle-t-il du retournement de la jalousie en solidarité ”, comme l’affirment les auteurs précédemment cités, “ le ressort de la psychologie groupale étant donc l’identification ? ” (10)

Peut-on traiter la psychologie collective de la même manière que la psychologie individuelle ? Freud aborde cette question lorsqu’il étudie la psychologie des foules (11).

“ L’opposition entre les actes psychiques sociaux et narcissiques … se situe donc exactement à l’intérieur même du domaine de la psychologie individuelle et n’est pas de nature à séparer celle-ci d’une psychologie sociale ou psychologie des foules. … La psychologie des foules traite donc de l’homme isolé … en tant que partie d’un agrégat humain qui s’organise en foule pour un temps donné, dans un but déterminé. ”

A quelles pulsions le salarié obéit-il lorsqu’il se soumet à l’autorité de ses dirigeants et qu’il fait preuve de conscience professionnelle ? L’une de ses raisons d’accepter ces contraintes ne serait-elle pas l’angoisse originelle devant le retrait d’amour des parents ? En quoi cette angoisse se transforme-t-elle sur le lieu de travail ? Si le sujet accomplit sa mission avec conscience professionnelle, il se plie aux exigences du surmoi collectif et de sa propre conscience morale. Cette obéissance génère une satisfaction professionnelle, qui peut se traduire par la reconnaissance des supérieurs hiérarchiques et par un gain d’argent ; elle entraîne aussi une satisfaction personnelle qui produit du plaisir.

Comment se traduisent les conflits psychiques nés de la désobéissance au surmoi collectif ? Qu’advient-il chez le sujet, lorsque ce dernier ne respecte pas le règlement intérieur de l’entreprise par exemple ? Quels sont les effets du sentiment de culpabilité chez le salarié ? Pouvons-nous affirmer que grâce au surmoi collectif les pulsions des salariés de l’entreprise sont utilisées à des fins sociales et économiques ? Selon Charles Baladier (12), “ En intériorisant et l’interdit et la sanction, le surmoi “élève à un autre niveau” le sentiment de culpabilité … l’avènement de cette culpabilité seconde n’abolit pas l’angoisse pré-morale devant les interdits extérieurs ; celle-ci subsiste sous la forme d’une dépendance craintive vis-à-vis … de la tutelle du groupe, du regard d’autrui, dans lesquels on verra des instances qui peuvent, quand on les offense, se venger et sévir d’une façon ou d’une autre ”.

Que représente la sanction négative sur le plan symbolique pour le sujet ? Selon Freud (13), “ Le sadisme du surmoi et le masochisme du moi se complètent mutuellement et s’unissent pour provoquer les mêmes conséquences ”.

L’une de ces conséquences ne serait-elle pas le souhait inconscient de punition, c’est-à-dire le retournement du sadisme contre la personne elle-même ? De son côté, le responsable peut également exercer son sadisme sur ses subordonnés. Comment un groupe d’individus réagit-il face à la pathologie mentale de ses dirigeants ? Qu’advient-il lorsque le groupe d’individus qui constituent l’entreprise incorpore la pathologie de ses dirigeants ? Le surmoi collectif peut-il être pathogène pour certains sujets ?

C’est là que pourrait intervenir le psychanalyste en entreprise. Il conduirait les dirigeants à prendre conscience de la place et de la fonction du surmoi collectif. Ceux-ci reconnaîtraient l’impact de l’inconscient collectif sur la vie et la productivité de l’entreprise. En conséquence, ils prendraient des mesures pertinentes et efficaces, afin de préserver, outre la cohésion du groupe, son équilibre mental.

Claudine Houy, 47, domaine de l’Ile, 67400 Illkirch-Graffenstaden

1. S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, Presses universitaires de France, 1986, p. 103. Traduit de l’allemand par Ch. et J. Odier.

2. S. Freud, Essais de psychanalyse, “ Le Moi et le ça ”, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1984, p. 250. Traduit de l’allemand par Jean Laplanche.

3. S. Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 103.

4. S. Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 102.

5. D. Anzieu et J.-Y. Martin, La dynamique des groupes restreints, Paris, PUF, 1986, p. 117.

6. Ibid., pp 118-119.

7. S. Freud, La vie sexuelle, Paris, PUF, 1985, p. 105. Traduit de l’allemand par Denise Berger, Jean Laplanche et collaborateurs.

8. J. Postel, Projection et identification, in Encyclopaedia Universalis, Corpus 15, 1985, p. 212.

9. D. Anzieu et J.-Y. Martin, La dynamique des groupes restreints, op. cit., p. 24.

10. Ibid., p. 106.

11. S. Freud, Essais de psychanalyse, op. cit., pp. 123-124.

12. Ch. Baladier, La genèse du sentiment de culpabilité, in Encyclopaedia Universalis, Corpus 5, 1985, pp. 868-869.

13. S. Freud, Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1988, p. 297. Traduit de l’allemand sous la direction de Jean Laplanche.

Bibliographie (ouvrages non cités dans les notes)

Jean-Pierre Bruneau, Psychanalyse et entreprises, Noisiel, Les Presses du Management, 1990, 150 p.

Sigmund Freud, La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1977, pp. 131-141. Traduit de l’allemand par Anne Berman.

Sigmund Freud, Moïse et le monothéisme, Paris, Gallimard, 1948, 205 p. Traduit de l’allemand par Anne Berman.

Sigmund Freud, Totem et tabou, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1986, 186 p. Traduit de l’allemand par S. Jankélévitch.

Mélanie Klein, La psychanalyse des enfants, Paris, PUF, 1986, pp. 137- 190.