La Jouis-sens du surmoi
Pierre Jamet
Dans la tripartition freudienne du moi, du ça et du surmoi, seconde topique introduite assez tard, en 1923, dans l’article “ Le Moi et le Ça ”, la nouvelle notion de surmoi concentre et cristallise toutes les instances psychiques antérieures qui s’imposaient à Freud, depuis son développement sur “ l’idéal du moi ”, en tant que point d’identification au chef (ou au dictateur), et que père idéal dans Psychologie des foules et analyse du moi (1921), ou celle du moi idéal pour l’unification des pulsions libidinales, ou encore celles de la censure du refoulement dans L’Interprétation des rêves, puis enfin de la place de la “ conscience morale ” qui surveille et juge, que Freud situe paradoxalement dans l’inconscient, et qui est opératoire dans toute la clinique des névroses, des perversions et des psychoses, depuis la névrose obsessionnelle jusqu’à la mélancolie, en passant par les délires d’auto-observation ou d’autopunition jusqu’au comportement masochiste de la vie quotidienne de la névrose d’échec.
Le surmoi est donc cette instance qui juge, critique, surveille, qui fait des reproches, qui interdit et qui culpabilise, cette voix intérieure qui commande ou ce regard qui observe, cet impératif qui dit “ il faut ”, “ tu dois ” ou même qui injurie et humilie, rabaisse et dévalorise, ou torture, ce que l’on nomme classiquement la relation sadomasochiste du surmoi et du moi. Dans la structure, pour Freud, après son développement dans Totem et tabou, il fait suite au complexe d’Œdipe qu’il liquide, en tant qu’introjection des images parentales avec une identification au père idéal, donc père imaginaire et porteur de l’interdit du désir, qui va transmettre une morale, un ordre, une loi, qui permet l’entrée dans une communauté langagière et une culture, mais conjointement fait le lit de la culpabilité et de la transgression.
Les trois instances — ça, moi et surmoi — ont eu un énorme succès dans la psychologie des masses ; j’ose dire qu’elles sont à la base d’une vulgarisation psychanalytique et ont permis les simplifications de l’ego psychology qui décrit leur conflit réciproque à l’origine de tous les refoulements. Surtout ce terme de surmoi est très “ parlant ”, et avec son corollaire de la culpabilité, satisfait bien la curiosité explicative de beaucoup de patients. Ajoutez la prétendue éducation judéo-chrétienne, le tabou de la sexualité énoncé comme une souillure interdite, puis l’importance donnée à l’idée de la faute, associée ou héritière du péché, puis la punition et la sanction, les sermons sur le sacrifice et le dévouement, interdire l’égoïsme et prêcher l’altruisme, voilà qui peut résumer tout l’effet pathogène attribué à ce fameux surmoi qui est l’héritier de toutes les lois et de tous les interdits énoncés pour permettre d’entrer dans un ordre social.
Dire “ il a un gros surmoi ” signifie une limite à la jouissance de la vie, ne pas se permettre de plaisir, respecter les règles, les obligations, les interdits, avoir une moralité et un jugement sévère pour soi-même qui ne pourra pas satisfaire une image narcissique libidinale mais satisfaire à l’exigence d’un père idéal ou ses représentants. Quel peut être le père qui a cette exigence difficile à satisfaire, qui va soumettre le sujet au symptôme ou à son insuffisance et sa culpabilité, pour qu’il se torture, s’auto-punisse, ce père idéal ne peut prendre que la figure ou toutes les images extérieures de l’autorité, ou de celles d’un dieu tout-puissant. Aussi ce surmoi fait-il le lien entre l’instance intérieure qui produit le refoulement, et une représentation située à l’extérieur de la loi et de l’interdit, qui va consolider ce refoulement — d’où la théorisation freudo-marxiste qui situait l’oppression et l’écrasement dans une société rigide et rigoureuse, avec le fameux slogan humoristique de mai 68 “ il est interdit d’interdire ” ou les théories de Reich, de Marcuse, qui demandent la révolution sociale pour que la jouissance sans frein devienne possible.
En fait, le surmoi est une nécessité de la structure et naît de la rencontre même du signifiant avec la substance jouissante, en mettant un ordre dans le langage, mettant conjointement en place un ordre social et les règles d’une communauté. Il est ainsi le passage, le pont du singulier au collectif, et permet de distinguer les interdits fondamentaux, au nombre de trois — l’inceste, le meurtre, le cannibalisme —, indispensables pour s’extraire du monde animal et accéder à la culture, des autres interdits plus locaux qui sont ceux d’une communauté spécifique avec sa religion, ses coutumes et sa culture et qui peuvent être variables. Chaque nouvelle existence devra payer le prix de son accès au langage et à la culture en respectant ces interdits fondamentaux, dont la représentation signifiante est à la base du refoulement originaire, de la division du sujet, de la perte d’une jouissance à jamais barrée qui est la garantie même de l’accès à la parole et de son maintien dans un ordre symbolique.
Pour Freud les trois instances de la seconde topique ont succédé à celles que sont inconscient, préconscient et conscient, qui ont été reprises par Lacan dans les trois registres réel, imaginaire et symbolique, pris dans la topologie des nœuds borroméens, qui permettent de donner une perspective de leur nouage, qu’il est bien difficile de résoudre autrement dans leur paradoxe, entre un surmoi conscient et inconscient par exemple.
Donc pour Lacan, l’imaginaire comporte le moi en partie intégrante, avec le soutien de l’image spéculaire, qui donne support aux signifiants successifs pris dans la boucle des pulsions libidinales partielles, contribuant à la géographie des zones érogènes avec les représentations signifiantes de leur jouissance qui vont donner une cohésion, une identification narcissique dans le moi idéal, permettant au sujet de soutenir le désir de l’autre, qui est son désir, et le faire représenter pour un signifiant tiers (paternel) qui fait le lien, donne un sens à cette cohésion narcissique, et ce sera l’objet du surmoi, mais en fait pas un véritable objet, puisqu’il restera un pur signifiant qui coupe et représente. Le signifiant du surmoi fait donc la part, non pas des choses, mais des signifiants, sur un double versant qui extrait d’une dualité imaginaire (avec la mère) et sert de lien à l’ordre symbolique. Donc c’est nécessairement un signifiant qui interdit la satisfaction de la jouissance pulsionnelle, mais qui marque aussi le lieu de cet interdit, en affirmant que la loi existe en tant qu’interdite, donc indique aussi le lieu de la transgression du désir interdit, ce qui creuse la culpabilité. C’est là toute l’ambiguïté du signifiant surmoïque, qui donne sens au désir et le désigne par le lieu de son interdit, mais qui est nourri par la poussée des pulsions libidinales.
Et si l’on admet avec Freud que toute pulsion contient la pulsion de mort, la part de son propre anéantissement, ce surmoi sera donc alimenté par les pulsions de vie et de mort, mais son statut de signifiant pur, détaché des objets, du narcissisme, implique une coupure, un arrêt, une limite de l’imaginaire, qui le fera devenir un représentant de la pulsion de mort, son côté “ féroce et obscène ” comme disait Lacan, destructeur et sadique.
Ce surmoi exigera un ordre de langage qui respecte la loi de l’autre pour se faire reconnaître et recréer soit le lien libidinal perdu pour la communauté, soit s’en couper et créer la domination destructrice, c’est-à-dire qu’il est condamné à osciller entre un lien érotique social ou une poussée destructrice. La transmission de la parole, du langage implique un ordre, un sens, donc un signifiant surmoïque. Ce que Freud a fait remonter le long des générations dans Totem et tabou jusqu’au père mythique de la horde primitive qui impose sa loi, que ses enfants se sont partagés après son meurtre, fait que nous sommes toujours les héritiers de cette loi, d’une morale, d’un mode d’emploi inscrit dans la culture, d’un ordre symbolique qui préside aux liens de parenté, et par la nomination, crée des interdits et des exclusions, qui imposent une subjectivité (voir Anthropologie structurale de Lévi-Strauss), simultanément structure le désir et la loi qui se transmettent de façon concomitante et indissociable.
La transgression est toujours possible, mais elle en demandera toujours une autre et ne résoudra jamais la question du refoulement et de l’interdit. Ainsi les limites reprises par les religions et les lois humaines sont une nécessité de la structure du sujet, elles dérivent du surmoi et renforcent le surmoi par leurs règles, leurs coutumes, leur rituel, jusqu’à trouver la notion de faute et de péché qui sont déjà une dette de notre existence, transmise par le sexe qui nous rend redevable des fautes de nos pères à travers la filiation. Ce surmoi prendra toutes les figures imaginaires du destin des pulsions partielles, celles de la dévoration, du sadisme anal, depuis la voix intérieure qui commande et commente, critique et injurie, jusqu’à la voix hallucinée projetée à l’extérieur dans la psychose, ou encore le regard, pulsion scopique, l’œil qui observe, (l’œil dans la tombe de Caïn), l’œil de Dieu du poème de Victor Hugo dans “ La légende des siècles ”, l’œil du père ou de la mère qui voit tout, auquel rien n’échappe. Il y aura là tout le monde des représentations menaçantes de l’enfance, animaux dévorants, vampires, fantômes, images surmoïques de l’angoisse de castration orale puis anale avec son alternance de maîtrise et soumission, rapport sadomasochiste du moi et du surmoi.
Mélanie Klein avait cette intuition de surmoi précoce, préœdipien qui donne sens au premier symptôme, à la position dépressive, inhérent au sens même du désir, coupé, interdit, produit par le ratage de la pulsion sur son objet qui laisse un creux, et le signifiant qui viendra le représenter donnera un sens à la jouissance de l’autre à travers le désir du sujet qui fait trace, pour permettre le processus primaire, le principe du plaisir, l’inconscient en tant que tel. Le principe de plaisir n’est que là où la substance jouissante est marquée par les signifiants du désir de l’autre, qui implique la pulsion de mort avec son propre anéantissement, et certains de ces signifiants ne restent liés à aucun objet libidinal ou érogène mais représenteront toutes les figures archaïques de l’angoisse de mort qui est angoisse de morcellement puis de castration, et constitueront ce surmoi précoce et imaginaire qui fera symptôme. Ce versant peut être repris dans une identification narcissique du moi, qui reprend toute la lignée symbolique de l’idéal du moi, du père idéal, des identifications de la culture ou de la civilisation et servira de support à la sublimation en donnant un autre sens, dégagé de la jouissance sexuelle et phallique, et sera celui de la jouissance du signifiant, de l’amour transnarcissique, du mysticisme, de la création littéraire et artistique, détournée du but sexuel pour se porter vers les plus belles réalisations humaines. Le surmoi, de sadique et castrateur dans la psychopathologie, peut s’élever par la sublimation vers les plus belles œuvres et être le creuset de la créativité. D’un côté il fait lien avec la culpabilité, de l’autre avec la sublimation.
Surmoi et culpabilité
L’homme baigne dans la culpabilité, elle est différente de l’angoisse qui est directement branchée sur le désir, là où il y a du manque où aucun fantasme ne peut faire bouchon pour le sujet, qui n’est plus porté par aucun signifiant, où il se perd, s’identifie au vide, est dépersonnalisé. La culpabilité permet de faire l’économie de l’angoisse, elle est un scénario fantasmatique qui met le sujet en place de coupable, celui qui a commis une faute, faute imaginaire ou déjà faute de l’autre, par exemple du père qui la lui transmet en héritage. Dans la culpabilité il y a un signifiant interdicteur à la place du manque, donc celui qui permet “ la demande comme interdite ” (Lacan) et cette culpabilité s’inscrit dans le rapport du désir à cette demande. Exemple banal de la masturbation, qui fait naître la culpabilité car elle se fait interdire. Le plaisir auto-érotique des pulsions partielles s’accompagne d’une interdiction, qui chez l’enfant suscite une demande de disparition de l’interdit qui dénie son désir, donc le signifiant de cette demande va représenter le désir interdit. C’est aussi le cas du désir interdit de l’inceste qui supporte toutes les demandes à la mère et en fait le lit de la culpabilité. Cette culpabilité a-t-elle la même universalité que celle de l’Œdipe, liée au fait que toute existence vient du désir d’un homme et d’une femme ?
En philosophie, depuis Hegel avec “ sa conscience malheureuse ” synonyme de “ moi coupable ” pour Lucien Israël, puis Nietzsche qui joue sur le mot allemand “ Schuid ” traduisible par faute ou dette, et Heidegger qui en fait un existentiel, une détermination fondamentale de notre être, une culpabilité originaire liée au Dasein, qui, en acceptant une existence pas choisie, consent à sa propre finitude et s’en rend responsable, rejoignant ainsi la notion de péché originel et chrétien, héritage de nos ancêtres, de la dette existentielle, que l’on retrouve dans bon nombre de symptômes névrotiques depuis la dette impayable de l’obsessionnel jusqu’au comportement masochiste de la névrose d’échec et d’auto-punition, jusqu’à ce que Freud appelait la réaction négative à la thérapie, à la résistance dans l’analyse dès qu’intervient une amélioration, parce que le surmoi exige de rester malade pour se punir, ou alors d’avoir un malheur ou une maladie organique pour se satisfaire.
Cette culpabilité peut changer d’expression suivant les époques et les civilisations. Dans certaines civilisations comme chez les Grecs dans l’antiquité ou au Japon, c’est la honte qui l’emporte sur la culpabilité. Il s’agit des “ shame culture ” la faute est une atteinte aux exigences objectives d’un conformisme social, est attribuée au destin et provoque l’exclusion du corps social sans charger d’aucun poids le for intérieur de la conscience morale. Dans beaucoup de civilisations, l’unité morale de la famille fait que la vie du fils est considérée comme un prolongement de celle du père et garantit ainsi que toute dette d’une génération sera effectivement acquittée par une autre. Dans d’autres civilisations, tout le mal, le mauvais, ne peut venir que de l’extérieur, du dehors, c’est une logique persécutée contre laquelle on se protège par des superstitions ou des exorcismes.
Pour Freud il s’agit là des deux origines du sentiment de culpabilité, l’angoisse devant l’autorité, et l’angoisse devant le surmoi, l’autorité c’est l’extérieur, le surmoi lui, est intériorisé. L’enfant se soumet pour garder l’amour de ses parents, mais au détriment de ses pulsions libidinales, d’où une ambivalence amour/haine, un refoulement et la formation du surmoi qui dérive du narcissisme primitif et du complexe d’Œdipe avec identification au parent rival interdicteur. Au niveau de l’interdiction, dans le narcissisme primitif, on peut retrouver toute une perturbation de comportement pulsionnel, par exemple de l’oralité, des toxicomanies alcooliques, tabagiques, et toutes les bonnes résolutions d’arrêter de fumer, de boire, de manger… Dans ces cas, le surmoi mobilise surtout la pulsion de mort et jouit de punir, mais il reste l’expression d’une culpabilité bien plus profonde qui resterait inhérente à l’attribution même du langage par chacun, à une appropriation narcissique de son langage, qui d’après Freud dans Moïse et le monothéisme reste un acte essentiel de parricide.
Surmoi et sublimation
La seule autre issue du surmoi après toutes ces choses terrifiantes décrites, serait la sublimation, ce mécanisme décrit par Freud comme un destin de la pulsion qui aurait un but et un objet non sexuels, ayant plus de valeur et d’estime dans la considération des hommes. Cette sublimation introduit une échelle de valeurs plaçant l’œuvre d’art, poèmes, peinture, œuvres musicales ou destin d’un grand homme, au-dessus de toutes les satisfactions libidinales du moi, pulsions sexuelles et implique un renoncement à celles-ci pour un plaisir d’ordre esthétique ou éthique. Donc sortir de la jouissance sexuelle, phallique, pour une autre jouissance, la jouissance du signifiant, du verbe, celle de l’amour, de la créativité, des religions, celle qui fait sortir l’être humain de sa condition de mortel soumis au sexué et à la reproduction pour une identification plus narcissique au verbe qui le met en plénitude avec l’immortalité, tout ce qui est en rapport avec le divin. Cette sublimation qui permet de passer de la chair au verbe, comme de l’état solide à l’état gazeux, c’est un peu le fantasme réalisé de l’anorexie mentale, où l’objet oral devient un pur signifiant, ou la voix de son maître comme chez les mystiques et amène à des jouissances insoupçonnées. Le jeu de mot de Lacan jouis-sens rend compte de l’impératif du sens qui devient un sens à donner à la vie à travers la sublimation, qui serait exigée par l’éthique d’une société, d’une civilisation et par les religions.
Ainsi à l’époque de Moïse et de son monothéisme la grande nouveauté était un dieu qui ne voulait plus de sacrifices humains, animaux, ni de don, cadeaux ou monument, au point d’interdire sa représentation, un dieu dont la seule exigence était de respecter sa loi, les dix commandements en l’occurrence, et le respect de cette loi vous amenait toute sa faveur et sa satisfaction.
Cette loi était un bien pour sa communauté, interdisait le meurtre, l’inceste, le cannibalisme, plus quelques autres, et permettait une vie sociale harmonieuse. Cette exigence-là donnait une prééminence à l’intériorisation, donc au monde de l’intellectuel, des textes sacrés, du signifiant par rapport au monde des objets, d’une violence non médiatisée. Ce surmoi sera transmis par le langage, un langage d’origine divine et l’appropriation de ce langage tout en étant notre culpabilité, nous fait partager le divin et y participer, donc créer l’illusion d’une plénitude narcissique avec dieu, rendant possible l’immortalité. Or le grand scandale de la psychanalyse créée par Freud — et je reprends là les termes de Lucien Israël —, c’est que Freud est un athée, ein gottloser Jude, un juif sans dieu, et c’est là le plus insupportable de son message et qui reste le plus étouffé, et qui fait que toutes les religions tentent de s’emparer des acquis de la psychanalyse, puisqu’elles ont un refus de soumettre les croyances, la foi, la mystique, au même effet de langage qui peut s’analyser. Tout le monde accepte la sexualité infantile, toutes les autres blessures narcissiques de l’analyse, mais que la seule réponse du rapport du sujet au signifiant soit la mort, la seule fin possible, voilà ce beaucoup refusent, qu’il y ait du sens au signifiant ne participe que du surmoi, de la jouis-sens, qui peut passer de la sublimation d’un saint ou d’un grand poète à la destruction ou à la guerre d’un dictateur.
Ainsi se scelle le destin, dit par le père de l’Homme aux rats au sujet de son fils qui l’injuriait, “ cet enfant sera un grand homme ou un grand criminel ”, et par son devenir, il n’a été qu’une grande victime de la névrose obsessionnelle.