Quand Dieu murmure, le Diable perd aux dés
Thierry Jandrok
For ever! Can it be? To live for ever!
Mary Shelley,
The Mortal ImmortalEvoquer la question du Surmoi n’est pas sans exhaler quelques odeurs de soufre. “ L’obscène et le féroce ” s’acoquinent avec le séduisant et le terrifiant et parlent de création et d’extinction.
“ Pourquoi moi ? ” interrogent certains entre la surprise et un sentiment d’injustice. D’autres, plus souffrants, pestent contre le sort qui les accable ou le destin qui les a conduits dans cette situation de détresse. Ceux-là accusent de leur place d’innocents. Ils clament leur non-responsabilité, leur impossible participation à ce fatum. Pour les victimes du mal, les méchants sont ceux qui ne souffrent pas, qui ne sont ni handicapés ni malades. L’adage ne dit-il pas que “ ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers ” ? Y aurait-il chez le Malin une dimension plus palpable de la promesse ? Le contrat faustien de l’âme contre la vie éternelle évoquerait-il à demi-mot cette dimension de la possibilité d’une jouissance supérieure de la vie et d’une mort repoussée à jamais ?
Blessé dans sa chair, le sujet refait connaissance avec le mal. Et ce mal est autant maladie que mal à dire, difficulté de l’être pris dans une question qu’il pense se situer dans l’avoir. Erreur de lecture, malentendu, ce mal prend lentement place dans le corps et en trace les limites. Il s’y fait présence viscérale et la douleur est son langage. Pis encore, lorsque le sujet y pense, il se représente alors reflet de la misère du monde donnée à voir. Il se fait à la fois l’acteur et le témoin de sa douleur et de sa souffrance. Sa peine rejoint en ces instants ses terreurs les plus profondes. Il revit les temps immémoriaux de la structuration de son être subjectif. La blessure psychique rejoint la blessure physique. L’intégrité si longtemps supposée et mise au rang de la certitude se trouve là radicalement altérée. Le corps refait surface comme étrangeté, Unbewußt.
Le patient, travaillé par la douleur et la souffrance qui s’y articulent, se fait présentation d’un malheur auquel il avait cru pouvoir si longtemps échapper ; comme si la possibilité même de l’évasion avait pu exister ?
C’est là que la figure du diable tentateur entre en scène. Un miroir à la main, il porte à la connaissance du sujet le réel en travail, l’innommable. Il en évoque même une évasion possible dans le travestissement de l’image du corps dans l’arrêt de la réflexion miroitante de la glace du temps. Il serait donc possible de passer de l’autre côté, d’entrer dans ce monde inversé qui efface à la fois les rides du temps, les caprices du désir et cette barre de fracture qui blesse tant la subjectivité. Il y a de la fascination dans cet aller simple vers la complétude primordiale et une jouissance sans limite, là où le tout vivant s’opposerait à la mort annoncée du sujet mortel. Entre ces deux pôles, le sujet que la maladie fragilise dans ses fondations oscille. Il hésite entre Dieu, qui lui dit sa finitude d’être mortel et les devoirs de l’attachement à l’équivoque et à l’errance, et le diable qui lui promet la fin de ses souffrances contre l’abandon de toute réflexion sur son destin.
Mais quelle est la qualité de cette promesse diabolique ? Le diable n’est-il pas un Prométhée, un renégat des Mondes Célestes ? En quoi est-il si malin, si malsain ?
Le sujet occidental lui fait porter depuis deux mille ans le poids de toutes les misères humaines et l’oppose dans le discours judéo-chrétien aux œuvres de Dieu. Après tout, qui est le diable sinon le plus humain des anges, celui qui, ayant entendu les gémissements de l’homme, a préféré lui apporter la connaissance afin que ce dernier finisse par s’extraire du limon originel ?
Lucifer promet, mais à la fin c’est Dieu qui juge. Qui est le plus terrible des deux ? A entendre les sujets en fin de vie ce n’est pas tant le diable qui fait peur que la figure du Jugement Dernier. Il y a beaucoup de Sur-moi chez Dieu. Comme il y a beaucoup d’Idéal-du-moi chez le Diable. Un certain malentendu consisterait à diaboliser l’ange de Dieu. Mais l’un n’a pas vraiment de sens sans l’autre. Ils sont indiabolisables indissociables. Ils se rejoignent dans cette parole humaine qui sépare sans pour autant cliver. Ils évoquent les débuts et la fin de l’existence, ce parcours à la fois si commun et si singulier de tout sujet. Néanmoins atteignant les portes de sa mort, le sujet parfois se révolte contre l’inévitable de la vie. Il parle alors de son manque de préparation devant cette étape prochaine. Les signifiants lui manquent pour accéder à ce passage. Il se sent perdu, condamné aussi. Mais qu’est-ce à dire ? La condamnation est-elle un signe de solitude, de séparation ou le symbole d’un ordre rassembleur ? Le damné n’est-il pas celui qui a oublié que naître c’est mourir un peu et qu’à refouler ou pire forclore cette dimension de l’existence, le sujet désarticule ce qui le fonde : c’est-à-dire son rapport même au langage ?
Dans ce tissage subjectif, Sur-moi et Idéal-du-moi installent des métaphores vivantes. Ils traduisent dans leur existence symbolique le lien tout particulier du sujet au réel du corps entre vie et mort, à son image spéculaire entre haine et amour, ainsi qu’au langage qui le traverse de part en part. Ils introduisent du sens dans le biologique comme dans l’articulation de la parole. Le Sur-moi et son avatar l’idéal du moi sont les instances du code. Ils médiatisent l’immédiat. Rappels de la règle, ils s’inscrivent des vides possibles entre réel, imaginaire et symbolique. Ils permettent l’installation d’un espace de l’entendement propice à l’interprétation. A travers eux se créent des articulations qui feront ou ne feront pas manque, mais qui, en tout cas, permettront au désir de s’exprimer et de glisser sur la chaîne signifiante. A ce titre, faute, promesse et culpabilité pourraient être entendues comme des modalités de la langue. Elles conjuguent du signifiant au passé pour la faute, au futur pour la promesse et à l’imparfait ou au futur antérieur pour la culpabilité.
Dieu a laissé entendre au diable un certain nombre de ses secrets. Il l’a investi d’une partie de lui-même et lui a offert des ailes pour voler. Alors l’ange est parti et a accompli à son insu l’œuvre divine. Il a ouvert la voie à la séparation. Mais ne sépare-t-on jamais ce qui auparavant était uni ? La promesse du diable évoque la possibilité d’un recollage archaïque, préœdipien. Ceux qui furent séparés d’abord par la naissance puis par la parole pourraient se retrouver. Sauf, et c’est là que le Dieu surmoïque rejaillit. Ces retrouvailles qui mêlent la jouissance à l’indicible sont interdites. Si rien n’est possible pour recouvrer l’objet de l’interdiction, en revanche c’est par le retrait de cet objet comme un possible que tout le reste devient accessible. Ainsi même le tout n’est jamais entier. Il lui manque quelque chose ; un petit rien autour et à partir duquel s’articule un reste infini de création.
Si le Sur-moi peut être “ obscène et féroce ”, il peut être également “ pudique et apprivoisé ”, mais à la condition que les paroles qui l’ont murmuré aient pu être entendues par le sujet.