Surmoi, pensée, transmission

Franck Legeay

Peut-on penser le Surmoi sans nous demander s’il existe, quelle est son influence sur notre propre pensée ?

Autrement dit, le Surmoi est-il une entité psychique repérable cliniquement ou un concept métapsychologique nécessaire à Freud dans sa deuxième topique ?

Ou encore en termes plus lacaniens, par quelle(s) loi(s) sont liés ou associés signifiant, signifié et référent dans notre pensée, notamment pour penser la loi ?

Enfin, la nouvelle forme de notre congrès n’est-elle pas un effet du thème choisi ?

Pour éclairer un peu ces questions et comme nous l’indique Lacan, c’est du refoulement qu’il nous faut partir, car c’est là que Freud décide d’introduire cette instance ; le Surmoi, c’est l’instance refoulante.

Refoulement qui porte sur les pulsions et la question n’est pas tant de savoir dans un premier temps si le Surmoi travaille plutôt dans telle pulsion que d’examiner en quoi la pulsion a besoin du Surmoi et à quoi il lui sert. Et si la réciproque existe, en quoi le Surmoi aurait-il lui aussi besoin de la pulsion ? Il semble en effet qu’il y ait un phénomène d’auto-engendrement dans ce qui lie la pulsion et le Surmoi, l’une suscitant ce qui la relance à son tour. Ce qui semble en contradiction avec Freud pour qui la tâche essentielle du Surmoi est de réfréner les satisfactions (1).

Freud fait porter le refoulement sur deux niveaux, sur l’énergie psychique pulsionnelle transformée en affect et sur le représentant de la représentation pulsionnelle autrement dit le signifiant. A quel endroit fait-il intervenir le Surmoi ?

Il semble que ce soit aux deux, mais détail important, il n’interroge pas à une connaissance la question de la formation de la représentation pulsionnelle, du moins pas au niveau de sa théorie. Pulsions et représentations sont d’emblée liées. La pulsion n’a accès au conscient ou à l’inconscient que par la représentation (2). SA et pulsion ne se rencontrent que sur le terrain de la représentation. Si Freud a repéré la dimension imaginaire, il semble l’induire davantage à partir de la pulsion que du SA. Nous allons voir que cette démarche est encore plus nette dans la question du Surmoi freudien et ouvre sur les différences que Freud va tenter de faire et de ne plus faire entre Moi, Moi Idéal, Idéal du moi et Surmoi.

En 1914, le parcours métapsychologique de Freud l’a conduit à problématiser le conflit psychique dans une opposition entre le Moi et le Ça ; le Ça étant le réservoir des pulsions et le Moi jouant le rôle de l’instance refoulante. A cette époque, on peut dire que le Surmoi était ramené au Moi par Freud.

Mais comme il l’indique dans son texte sur le narcissisme (3), Freud s’aperçoit que la pulsion peut prendre le Moi comme objet.

Déplaçant le Moi vers l’objet, il subvertit dès lors la notion de sujet qu’il extériorise par rapport au Moi, mais également la notion d’objet qui devient un concept plus abstrait. Ce que Lacan accentuera encore en le nommant “ objet a ” et “ qui n’est quand même rien qu’une lettre ” (4). Lacan tire l’objet vers le symbolique plus radicalement que Freud, comme nous le verrons à plus d’un titre. Nous sommes là au cœur du problème du refoulement : quelle est la nature de l’objet de la pulsion et en quoi le Surmoi, s’il participe au renoncement des objets œdipiens, comme le dit Freud, participe-t-il aussi au ratage du désir ?

A cette période, Freud remarque que le Moi peut se forger une image par idéalisation. Mais cette image est problématique pour Freud et également pour ses traducteurs. Est-ce une image qui se forge sous la poussée de la libido par identification aux images des personnes dont le Moi dépend ? Ou est-ce une image induite de façon externe par le discours et l’influence critique de ces personnes ?

Il faut alors à Freud une instance qui puisse mesurer l’estime “ de soi qu’a le Moi ”, une instance d’auto-observation et de contrôle qui compare le Moi à cette image et qui existe sous le nom de “ conscience morale ”.

En 1923, dans “ Le Moi et le Ça ” (5), il va introduire le terme de Surmoi qu’il appelle également Idéal du moi.

On peut se demander si ce concept ne fut pas mis en place par Freud pour combler un trou dans sa théorie des instances.

Mais la modalité par laquelle il le met en place prête à discussion. S’il avait semblé qu’en 1914, Freud distinguait Idéal du moi et Moi idéal sans parler alors de Surmoi, en 1923 le Surmoi et l’Idéal du moi sont confondus. Il ne parle plus de Moi idéal exceptée une seule fois comme une instance nourrie “ des ordres et des interdictions des maîtres et autorités qui ont continué le rôle du Père ” (6). De même il s’interroge sur la présence des représentations de mots dans le Surmoi. “ Le Surmoi, s’il est inconscient, n’est-il pas constitué par de telles représentations de mot ou sinon par quoi d’autre ? Nous répondrons avec prudence que le sur-Moi, lui aussi, ne peut dénier ses origines dans l’entendu. Il est en effet une partie du Moi et il reste accessible à la conscience à partir de ces représentations de mots (concepts, abstractions) ; mais l’apport d’énergie d’investissement à ces contenus du sur-Moi ne provient pas de la perception auditive, enseignement, lecture, mais des sources qui sont dans le Ça ”. (7)

Ainsi Freud semble hésiter à dégager du Surmoi le Moi idéal comme instance porteuse des SA de l’autre et notamment des SA d’une loi émise par une autorité. Il ne conçoit pas le Surmoi comme un pur énoncé dénué d’affect ni même que le Sa puisse induire un affect. Les représentations de mots ne sont là que pour permettre aux représentations pulsionnelles le passage de l’inconscient au conscient même si ces premières peuvent elles-aussi être refoulées.

Freud ne considère pas non plus le Surmoi comme une instance qui juge et compare le Moi à l’Idéal du moi et au Moi idéal ce qui impliquerait deux sources possibles pour la représentation et l’idéalisation.

D’où vient cette distinction esquissée qu’il ramène à un seul terme ? Est-ce par réalité clinique ou par carence dans sa théorie pour expliquer ce qu’il repère dans la clinique ? Toujours est-il que cette instance dans son approche théorique semble multiplier les contradictions sur au moins trois points que nous ne ferons qu’effleurer à l’aide de l’apport de Lacan.

Le premier point problématique serait que le Surmoi participerait au refoulement du complexe d’ådipe mais en résulterait également. Comment une instance peut-elle être cause et résultat de ce qu’elle cause ?

Le Surmoi est-il dès lors pré-œdipien ou post-œdipien ? Il résulte, nous dit Freud, d’une identification ambivalente au Père. Mais le situant au cœur de l’ådipe, il ne le situe apparemment pas au cœur du symbolique et du langage nous l’avons vu. Pourtant, et c’est le deuxième point, l’ambivalence du Surmoi qu’il souligne dans son texte se manifeste entre un précepte et une interdiction qui sont en fait deux injonctions d’une loi pour le sujet alors que Freud veut nous indiquer des tendances d’énergie dans l’identification.

Tu dois être comme le père

Tu n’as pas le droit d’être comme le père (8)

Dans “ Tu dois être comme le père ” on retrouve un mouvement d’exaltation (du côté de l’Idéal du moi),une aspiration à “ être comme ” mais qui se manifeste par un ordre, un devoir et du coup devient une aliénation morale à l’image du père.

Pourquoi un ordre et un devoir émis en représentations de mots dans ce qui est censé être une aspiration poussée par la libido ?

Dans “ Tu n’as pas le droit d’être comme le père ” on retrouve l’interdit (du côté de l’Idéal du moi) qui pourrait être libérateur. Mais Freud montre que c’est dans l’interdit “ d’être comme ” que se situe une culpabilité folle. Une formulation plus adaptée aurait été “ Tu n’as pas le droit d’être le père ”.

Le double visage, interdicteur mais aussi incitateur, d’être à l’image du père, qu’il veut illustrer par ces deux formules se trouve déjà dans chacune des formules. Serait-ce là la trace de l’écrasement des trois instances en une seule dans l’énonciation de Freud ?

Toujours est-il qu’il a repéré que la folie du Surmoi se situe dans un double message que Lacan reprend en disant. “ Le Surmoi est à la fois la loi et sa destruction ” (9).

Ce qui est à entendre comme le fait que le Surmoi utilise la loi morale pour faire disparaître la loi symbolique. C’est dans la rencontre entre la pulsion et la loi symbolique sur le terrain de la loi morale que s’immisce le Surmoi en confondant l’une avec l’autre.

“ Le Ça est totalement amoral, le Moi s’efforce d’être moral, le Surmoi peut devenir hyper-moral et alors aussi cruel que seul le Ça peut l’être ”. (10)

Il nous faut maintenant tenter d’examiner comment va se faire cette confusion et pour cela préciser ce que serait la ou les dimensions de la loi symbolique que la pulsion ne supporte pas et qu’elle emprunte néanmoins pour se satisfaire avec l’aide du Surmoi.

Freud a remarqué que l’édification du Surmoi permet au Moi d’assurer son emprise sur le complexe d’ådipe mais que le Moi est également soumis au Ça.

“ Le Moi s’est libéré des parents mais pas du Surmoi ” (11) et ce dernier plonge ses racines dans le Ça. Mais c’est un peu court pour expliquer les deux points avancés précédemment.

Lacan nous est d’un certain secours dans ce décalage entre les hypothèses théoriques de Freud et la justesse des faits cliniques. Il va distinguer l’Idéal du moi qui présente une image que se forge le sujet et qui l’aspire et l’exalte, du Moi idéal qui est une instance interdictrice qui présente une loi qui vient de l’entendu.

Instance sublimante d’une part, instance persécutrice d’autre part. Le Surmoi s’inscrit entre ces deux instances comme opérateur du refoulement.

“ Quel est mon désir ? Quelle est ma position dans la structuration imaginaire ? Cette position n’est concevable que pour autant qu’un guide se trouve au-delà de l’imaginaire, au niveau du plan symbolique, de l’échange légal qui ne peut s’incarner que dans l’échange verbal entre les êtres humains. Ce guide qui commande un sujet, c’est l’Idéal du moi ” (12). C’est dans la relation symbolique à l’autre que s’éprouve l’imaginaire d’un sujet.

Le complexe d’ådipe n’est qu’une illustration de ce qui se joue dans la loi du symbolique.

“ A mesure que les différents langages d’une civilisation se complexifient, son attache avec les formes plus primitives de la loi se réduit à ce point essentiel (c’est la stricte théorie freudienne) qu’est le complexe d’ådipe… Le fait que la structure du complexe d’ådipe soit toujours exigible ne nous dispense pas pour autant de nous apercevoir que d’autres structures du même niveau, du plan de la loi, peuvent jouer dans un cas déterminé, un rôle tout aussi décisif ”. (13)

Lacan tire plus vers la stucture que vers le contenu. Si le Surmoi est inhérent au langage, il n’est pas limité à l’Œdipe même s’il peut s’y manifester comme un point d’aboutissement. Le Surmoi s’inscrit dans cette rencontre entre la pulsion et la loi et plus particulièrement dans l’écart entre l’Idéal du moi et le Moi idéal.

Il nous faut maintenant examiner comment il s’inscrit et pour cela examiner comment va se faire le jugement surmoïque.

Il va se faire sur l’axe de l’illusion narcissique. Le Moi est alors déchiré par la captation narcissique et l’image représentant l’autre qui le soumet par la relation symbolique. “ Tu n’est pas un signal, mais une référence à l’autre, il est ordre et amour. ” (14)

Les deux instances idéalisantes fonctionnent pour le sujet dans le désir du désir de l’autre qui se signifie à l’aide du langage donc de l’Autre.

Tout va alors dépendre de la nature que prend ce “ message ”. Nous sommes là au cœur de ce qui se transmet : est-ce une parole marquée d’un désir ou d’une jouissance ? L’une passe par le renoncement à l’objet, l’autre pas, aussi bien pour l’émetteur que pour le récepteur.

Que veut dire renoncer à l’objet et qu’avons-nous comme éléments pour tenter de résoudre cette problématique de la transformation de la pulsion en désir, sa réussite ou son ratage ? Nous avons une idée forte que met en lumière Lucien Israël (15). Le refoulement serait au service de la pulsion dans la saisie de son objet. Primitivement, elle ne serait pas encore traversée par la parole (le refoulement porterait alors sur l’énergie psychique pulsionnelle) pour ensuite rencontrer la parole, mais pas n’importe quelle parole : “ La parole se noue à la pulsion au moment où celle-ci est marquée par l’interdit ”. (16) Interdit de quoi ? De l’objet ?

Extérieurement, dans la tradition, l’interdit porte sur l’objet et plus particulièrement sur sa représentation mais intérieurement dans le sujet, par le refoulement mis en place par le Surmoi, l’objet reste accessible pour la pulsion par les deux voies (au moins) dont nous avons parlé. Ou bien c’est l’énergie psychique qui est déviée ou bien le signifiant devient inconscient, mais en aucun cas l’objet n’est abandonné. C’est ce que Israël qualifie d’incestueux, c’est-à-dire une pulsion qui ne veut pas renoncer à son premier objet. Ainsi le Surmoi est inhérent au langage car il est expression de la loi faite au sujet.

La pulsion interne au sujet se heurte à quelque chose d’externe, l’interdit dans la parole de l’autre. Quelle est la nature de cet interdit qui pousse Freud à tirer la tradition vers le Surmoi quand il écrit “ Le Surmoi représente le rôle de la tradition ” ?

Une esquisse de réponse peut être fournie si l’on se demande à quoi et à qui se réfère l’interdit et sur quoi il porte dans l’esprit de Freud.

Il n’est pas anodin par exemple que si Freud tire son Moïse vers une historicisation du mythe ; il ne cesse de nous rappeler cet interdit de la représentation parmi les Dix Commandements. Or expliquer le mythe par l’histoire, c’est effacer la dimension imaginaire où nous convoque le mythe en voulant donner au contenu une dimension de vérité et non d’appel au sens.

Si l’on pousse un peu plus loin l’idée de l’inceste dans la saisie par la pulsion de son objet, en se référant notamment à S. Leclaire (17) le sujet a deux autres moyens au moins de ne pas renoncer à son objet ; la mise en place du fantasme sur le plan inconscient et son expression dans la pensée sur le plan du conscient. Le sujet a recours à l’imaginaire mais ne le sait pas. Il sera aveugle de son imaginaire.

Quand nous pensons, nous serions pieds et poings liés au refoulement, c’est-à-dire au passage de l’inconscient au conscient du pulsionnel dans cette forme incestueuse qu’est la pensée. Et ce qui en aurait permis l’expression serait le Surmoi mais sous une forme modifiée et traversée par l’interdit pour ce qu’il en est de la parole et peut-être de l’impossible pour ce qu’il en est de l’énergie psychique. La question de ces deux niveaux de refoulement serait à creuser, surtout qu’elle interroge la temporalité de la naissance du Surmoi et la formation de la dimension de la représentation. Le Surmoi c’est ce qui vient subvertir les limites de l’impossible de la représentation pour l’image de l’Idéal du moi et l’interdit de la représentation dans la loi du symbolique pour le Moi idéal. Et ceci afin que la pulsion puisse saisir son objet et en jouir.

Il y aurait donc dans ces modalités de refoulement un bénéfice pour le sujet, l’objet resterait inaccessible même s’il n’y a pas renoncé. Serait-ce le désir ? Le Surmoi comme mise en place du désir ?

Le problème se trouve dans l’expression faite au sujet par le Surmoi qui prend la forme d’un impératif au désir : il faut désirer. Pourquoi un “ il faut ” au désir ? On pourrait presque parler d’un clivage du Surmoi.

Peut-être parce que si l’objet est atteignable ne serait-ce que par sa représentation, il y a bien un ratage au niveau de l’élan désirant qu’il convient de rallumer par un ordre ou une obligation. Ce que Lacan illustre par le fameux “ Jouis ! ” comme impératif surmoïque. (18)

Cette mise en garde sur l’opération du refoulement par le Surmoi dans la pensée faite, reprenons le fil de la pensée freudienne au point où nous en sommes, l’impératif et la cruauté du Surmoi. Et nous touchons au troisième point problématique chez Freud.

Cet aspect provient, nous dit-il, de la désintrication pulsionnelle. A la suite de l’identification le Moi se libère des investissements premiers du Ça pour se retrouver avec l’édification du Surmoi face aux même conflits intériorisés mais dont le Moi sera victime. Ce qui expliquerait ce qu’il a constaté comme résistance dans la cure, le sadisme et la culpabilité inconsciente dans la névrose obsessionnelle, le délire de culpabilité dans la mélancolie, et qui l’aurait conduit à distinguer pulsion de vie et pulsion de mort.

Il va dès lors mettre à l’épreuve cette conception dualiste dans sa nouvelle topique Ça, Moi, Surmoi.

Le Surmoi plongeant ses racines dans le Ça où règnent les deux pulsions devrait en être lui aussi porteur. Mais lors de l’identification au père le passage de la libido d’objet à la libido narcissique passe par un renoncement aux satisfactions sexuelles qui est alors le début d’une sublimation. Ce travail de sublimation a pour conséquence une désintrication pulsionnelle et une libération de la pulsion de mort dans le Surmoi.

On peut donc dire que Freud fait hériter au Surmoi la pulsion de mort, d’où “ son trait de dureté et de cruauté, de devoir impératif ” (19) suite à cette désunion pulsionnelle, et au Moi, la libido transformée en libido narcissique.

Ce destin pulsionnel semble quelque peu un forçage théorique. D’autre part la distinction lacanienne en trois instances — Idéal du moi, Moi idéal et Surmoi — rend en partie caduc ce montage freudien.

De plus Freud, de sa théorie initiale de l’“ Esquisse ”, a dégagé les pulsions pour en arriver aux pulsions de vie et de mort. Mais par le sens qu’il leur donne, il y a ratage. Il semble coincé par l’aspect biologique de la pulsion et il maintient l’idée de liaison associée à la vie et celle de destruction associée à la mort. Cela reste très discutable.

Lacan prolonge ce travail en déplaçant la question de la pulsion de mort dans la parole mais avec un sens différent de Freud et celle du Surmoi dans le langage et la jouissance.

“ Le SA est d’abord impératif … Chaque réalité se fonde et se définit d’un discours ”. (20) Le SA en tant qu’il commande à la réalité du sujet est impératif de sens, de penser le monde. Mais si la pensée peut être considérée comme acte de création, elle est aussi acte de refoulement, nous l’avons vu.

Il convient de distinguer la compréhension, résultat de l’explication, de l’interprétation qui serait plutôt du registre de la métaphore et du Witz. Ainsi Lacan ne cesse d’essayer de nous faire comprendre qu’il n’est pas à comprendre mais à entendre : ni lui ni la cure analytique ni la dimension du sujet. Et c’est là tout son paradoxe. Comment expliquer ce qui échappe à l’explication, à la représentation compréhensible, (ce qui ne fut pas sans effet de fascination) ? En ce sens Lacan est beaucoup plus métaphorique que Freud même dans son style car il nous laisse souvent dans l’incompréhension. Mais il relance le sens. Et sa lecture de Freud réintroduit souvent un nouveau sens qui ne désavoue pas Freud. Lacan est lecteur de Freud c’est-à-dire interprète de Freud. A partir de lui, il crée en préservant une dimension symbolique.

Le langage semble ainsi nous permettre de signifier ou du moins d’exprimer par les mots l’impossible à représenter, la mort, Dieu, le féminin, les énigmes du corps, etc.. tout ce qui fait mystère à notre pensée. Le dire ne signifie pas encore qu’on puisse se le représenter ; se le représenter serait la tentative de la pulsion de saisir son objet. Se le représenter en tant que vérité c’est la saisie de l’objet par la pulsion. Il est donc nécessaire d’introduire dans celle-ci deux dimensions, l’interdit et l’impossible de la représentation.

L’interdit de la représentation amène avec ce qu’il interdit, l’idée que ce serait possible. Il constitue l’élan du désir vers une possibilité d’atteindre l’objet. Le sujet va rencontrer l’impossibilité de la représentation et celle-ci peut constituer une extinction radicale de l’élan désirant si le voile de la parole et de l’interdit ne venait la subvertir vers la représentation.

Or, s’il existe une dimension dans le langage qui n’a pas besoin d’interdit et qui vient faire résonner dans l’humain l’impossibilité de tout se représenter. C’est quand nous disons “ Il faut ”, “ Il y a ”, “ Il pleut ”, etc. Ou alors quand nous essayons de nous représenter la lettre non pas en tant que symbole ou signe mais en tant que chose. Dans le séminaire Encore, Lacan introduit à cette fonction de la lettre et de l’écrit et qui fait vérité dans la parole. Aucune chose ne peut être représentée à cette place pourtant signifiante (ce qu’on oublie quand on l’entend).

Signifiante de quoi ?

Qu’il y a dans le langage et dans la lettre, des trous, des vides qui mènent l’humain, quand il utilise le langage (quand il dit), devant l’angoisse de irreprésentable, mais le sauve du manque de manque, c’est-à-dire aussi du manque de sens.

Tranchant et voile de la parole, c’est-à-dire de la Loi du symbolique, sont révélés dans le mythe biblique. Pourquoi la parole de celui qui dicte la loi a-t-elle besoin de l’écrit ? Et pourquoi la loi commence-t-elle par les deux premiers commandements, un Dieu libérateur et irreprésentable ?

La Loi morale rappelant qu’il est interdit de tout représenter dénierait presque cette impossibilité si le langage qui la porte (la loi morale) n’était pas porteur de l’impossibilité de tout représenter, et s’il ne mettait pas en lumière la dimension imaginaire de la loi du symbolique que le sujet jette sur le réel.

Nous avons là deux forces, l’une s’exprime dans l’interdit mais pousse à la saisie par la pulsion de l’objet par la représentation c’est-à-dire aussi par la pensée. En ce sens le Surmoi travaille du côté de la pulsion de mort.

L’autre force s’exprime dans l’union, l’adoration même, mais son objet est radicalement inaccessible, impensable, indicible ; il y a une séparation radicale. Ce qui est très bien repéré cliniquement, déjà par Freud et encore plus par Lacan, c’est ce rapport d’inversion entre l’expression de la force et son essence.

Ça éclaire pour le moins différemment le sens des pulsions de vie et de mort freudiennes. Ce qui sauve à nos yeux l’apport freudien c’est qu’il se dégage de l’explication au moins en ce qui concerne l’objet de la pulsion. Pour lui l’objet n’a jamais existé, c’est une production hallucinatoire qui crée un objet qui n’a jamais existé et c’est ce qui relance tout le temps la pulsion.

Le Surmoi est ce qui va tenter d’évincer ces deux dimensions de l’interdit et de l’impossible de la représentation. Ça rate en principe toujours car dès que le Surmoi veut permettre à la pulsion de saisir son objet par le biais de la parole, il est confronté aux trous dont est porteur le langage, sauf à faire signe au lieu de symbole (comme dans le totalitarisme) ou à tirer le SA vers une perte de l’effet de Sé (vers le réel ou vers le symbolique pur) comme le ferait l’état psychotique. Dans ces deux cas c’est l’imaginaire qui est évincé ou non accessible.

“ Pour atteindre l’inaccessible étoile ” chante Brel dans Don Quichotte sauf qu’il pense que c’est atteignable et c’est en cela que ces actes paraissent vains mais pas dénués de jouissance. Le désirant est celui qui est dé-sidéré de l’objet.

Ainsi sur un plan métapsychologique on peut dire que la pulsion mettrait en place le Surmoi dans sa quête d’objet pour maintenir la jouissance, qui n’a rien à voir avec le désir, ni même avec le plaisir. Le plaisir serait justement la perte de la jouissance pour la pulsion dans une satisfaction d’organe et son expression conscientisée. Ça aurait quelque chance de relancer l’énergie pulsionnelle, sans ordre et sur une nouvelle érogénéité.

Ainsi l’expression intériorisée au sujet d’un interdit ou d’une obligation surmoïque et qui touche à la question du plaisir n’est là que pour mieux lui permettre de se vautrer dans la jouissance de la saisie de l’objet sur le plan inconscient et pulsionnel. Ce qui n’a rien à voir avec la Loi et la transformation de la pulsion en désir.

Mais le Surmoi est inhérent au langage, nous l’avons vu sur plusieurs plans. Il alimente la pulsion par le biais du SA (de son exigence à penser le monde) et de l’interdit. Il la convoque sans arrêt sur le terrain de la représentation mais fait oublier que c’est une représentation au Moi.

Cliniquement comment fonctionne pour le sujet la culpabilité et la jouissance ?

Pour le sujet, l’accès au symbolique passe par la constitution de la métaphore paternelle et ce au prix du meurtre symbolique du père nous dit Lacan. Ce qui peut se traduire autrement.

La question se pose quand le sujet abandonne l’idée que quelqu’un puisse incarner la Loi : qui va la garantir ? et qui va dès lors garantir la légitimité de ses actes, de ses pensées et pire de ses désirs. Car le Surmoi, le désir il l’a à l’œil pour reprendre le titre d’un ouvrage de L. Israël (21) En ce qui concerne le désir, de garantie, il n’y en a pas. C’est du moins ce que le symbolique peut garantir.

Ce qui va la garantir c’est ce que Freud a repéré et qu’a repris Lacan, c’est un SA. C’est dans ce passage d’une personne réelle, confondue avec un Sa, à un Sa sans personne pour le représenter que s’inscrit le Surmoi, et c’est très net chez Freud. Et ce Sa il va dès lors falloir s’interroger sur sa nature. A quoi il nous sert et comment il nous commande ? Question qui peut se poser autrement.

Comment culpabilité et jouissance font-elles bon ménage ?

Sur le plan individuel, elles semblent se concilier dans le masochisme. Mais sur le plan collectif, un des bénéfices majeurs pour le sujet à mettre en place de Surmoi un individu, ou plutôt son discours dès lors qu’il rejoint “ sa façon de penser ”, c’est l’évacuation de la culpabilité. D’où l’intérêt du discours totalitaire qui permet de penser quelques horreurs dont j’ai essayé de vous dire que ça avait quelque chose à voir avec la jouissance et les pulsions, sans culpabilité. Que n’a-t-il pas déjà été fait au nom d’un dictateur, d’un Dieu ou d’un “ Il faut ”… d’un SA.

Nous sommes alors dans une problématique relativement insoluble métapsychologiquement parlant. Car, si pour Freud le Surmoi est un “ interdit de penser ” de l’autre, nous trouvons après Lacan et quelques autres précédemment nommés que la pensée serait au service du Surmoi dans son maintien de la jouissance. L’interdit de penser du Surmoi freudien serait alors salutaire. Que faut-il en penser ?

Faut-il ne plus penser ? Ou est-ce plutôt la question du sens qui est interdite par le Surmoi dans un système qui consiste à maintenir une pensée unique. Qu’est-ce qu’une pensée unique ?

Ce n’est pas un contenu mais plutôt une structure de pensée. Elle associe le SA et le Sé dans un seul sens et élimine ce qui la lie au réel à savoir l’imaginaire. La Loi qui commande cette liaison est une loi que je qualifierai d’ordre pulsionnelle. La pulsion après avoir convoqué son objet sur le terrain de la représentation narcissique évince la dimension imaginaire pour le faire exister.

Ça n’est donc pas un pur énoncé de la loi mais un énoncé de la loi ininterrogé qui disqualifie la loi du symbolique par toute autre loi, juridique, économique, logique, historique etc. et s’en justifie comme référence éthique.

On comprend mieux la nécessité de Freud même s’il semble régler quelques comptes avec une certaine orthodoxie du judaïsme, de publier son Moïse en rupture avec toute idée totalitaire à la veille de la deuxième guerre mondiale et de la faire comme un juif qui s’en prend au judaïsme et non au nazisme ou au bolchévisme. Il se rate quand même un peu à chercher l’explication du mythe plutôt que son interprétation.

Un peu comme nous avec notre congrès qui, s’il “ exige ” ou “ demande ” que nous pensions le Surmoi nous “ oblige ” également à remettre en question ce que nous allons en penser.

En effet, je vous propose une clinique du collectif sur notre congrès qui innove dans son déroulement puisqu’il a recourt à une modalité qui n’est pas sans nous faire penser à une forme qui se voudrait talmudique ou de compagnonnage.

Quels événements nous ont poussé à en changer la modalité ? L’heure de la transmission aurait-elle soudainement sonnée ?

Ce congrès est-il symptôme ou guérison d’un problème de transmission chez les analystes ?

Est-ce le thème qui aurait eu quelques effets sur la modalité ? Le Surmoi ne se laisserait pas penser si facilement.

Cette forme tend-elle vers l’Idéal du moi ou le Moi idéal ? Quel Surmoi va en juger ?

Et en quoi cela lui profite-t-il ?

Est-ce une création, une injonction surmoïque, un retour aux rites de transmissions ? Et en quoi cette forme nous éviterait-elle de tomber dans les rêts du Surmoi ?

Il se trouve que j’ai quelques mauvaises fréquentations aux regards de certains et que j’ai quelques amis juifs très au fait du judaïsme et du Talmud. Je suis allé leur poser la question. La réponse est longue à expliciter et comme nous nous sommes surmoïquement limités à trois pages ce que j’ai quelque peu transgressé, j’ai demandé à mon maître et ami A. Abecassis si mon texte pouvait lui servir d’introduction sur ce qu’il a à nous dire de la transmission, notamment talmudique. Il a accepté et avant de lui céder la parole, je voudrais finir par un midrach psychanalytique qui est en fait une question ou une devinette. En quoi ce congrès est-il “ sans Surmoi ” ? A toi Armand, puis place aux “ Comment-taire ” !

 

(1) S. Freud. “ Abrégé de psychanalyse ”, p. 7. PUF.

(2) S. Freud. “ Métapsychologie ”, p. 82. Gallimard. Coll. Idées.

(3) S. Freud “ Pour introduire le narcissisme ”, in La Vie sexuelle. PUF.

(4) J. Lacan, Encore, Séminaire XX, p. 30. Le Seuil.

(5) S. Freud “ Le Moi et le Ça ” Essais de psychanalyse. Payot

(6) S. Freud “ Le Moi et le Ça ” p. 250.

(7) S. Freud “ Le Moi et le Ça ” p. 268.

(8) S. Freud “ Le Moi et le Ça ” p. 247.

(9) J. Lacan, Les Ecrits techniques de Freud, Séminaire I, p. 119, Le Seuil.

(10) S. Freud, “ Le Moi et le Ça ”, Essais de Psychanalyse, p. 269.

(11) S. Freud, “ Le Moi et le Ça ”, p. 263.

(12) J. Lacan, Les Ecrits techniques de Freud, p. 162.

(13) J. Lacan, Les Ecrits techniques de Freud, p. 222-223.

(14) J. Lacan, Les Ecrits techniques…, p. 9.

(15) L. Israël, Pulsions de mort, p. 82, Ed. Arcanes, 1998.

(16) L. Israël, ibid., p. 87.

(17) S. Leclaire, Ecrits pour la psychanalyse, Ed. Arcanes.

(18) J. Lacan, Encore, p. 33.

(19) S. Freud, “ Le Moi et le Ça ”, p. 270.

(20) J. Lacan, Encore, Séminaire XX, p. 10.

(21) L. Israël, Le Désir à l’œil, Ed. Arcanes.