Danser le pas sur le pas

Claude Maillard

Quelque pas, encore. Quelques pas, et puis baissant la tête vers le souffle des eaux : Narcisse. Ne comprenant pas d’où peut venir l’image.

Mais qui de lui, oserait voir ce qu’il voit. Les lèvres bougent, mais aucun mot ne vient. Pourtant, une voix lui fait entendre qu’il est. Jeu(x) de miroitements plus que de miroir. Se retournerait-il qu’il verrait la Relige. Un doigt sur la bouche, elle le prit de se taire. Ce qu’elle vient de montrer ne peut en être dit. Forme unformel de l’irreprésentable, inachevable aussi, d’un au-delà ailleurs qui lui ferait limite. Avec un l apostrophant le i. Un el/le, vraiment. Alors, Narcisse sourit.

Seuls, un frère et une sœur, et jumeaux de surcroît pourraient nous faire entendre les limites du rêve ; le premier, en sa genèse utile.

Mais la Relige ne fut à Narcisse l’éveillé qu’un stratagème pour nous (le) faire penser.

Narcisse était agenouillé comme le scribe de Giacometti. Il regardait, non les eaux qui l’avaient charrié, mais le ciel qui le contemplait. Le souffle revenait s’inscrire dans son histoire, et il ferma les yeux pour retrouver l’image d’un jamais plus qu’il ne verrait. L’image de l’in-altérable objet qu’il était à lui-même sans le voir jamais. Mais quel objet, le corps. Et le corps de Narcisse. La Relige aurait pu revenir qu’il ne l’aurait pas vue. Relige, point aveugle de Narcisse. Point d’o ; point(s) d’eaux. — Se noyer pour le retrouver était solution plate. Suicide d’avant la règle. Il fallait répéter le regard contigu. Ce moment d’intense convoitise — ce début d’un suicide, sa première inscription — toucher au point o en y baisant son corps — s’estompa, disparut. Et ce fut le temps de Narcisse Crusoé.

Car il fit un voyage. Sans voyelles pour le dire ; en approche de consonnes qui sont imprononçables.

Aurait-il échoué sur quelque terre déserte qu’il ne put même l’entendre. La marée était haute, d’équinoxe de surcroît. Etait-il naufragé ; y avait-il eu naufrage. Mais quand. Et d’où. D’où venait-il donc. Le donc était de trop ; il achevait le reste. Le reste du rien qu’il s’était senti être. L’absence d’autre(s) l’en-jouait. Il ouvrit les yeux, se releva et prenant une pierre ronde la lança sur la terre de son “il” perdu. Cet “il” dont il aurait pu prendre la place du journaliste.

Personne, Narcisse, pour regarder ta nuque et te la faire connaître. Pour caresser ton dos et te le faire admettre. Les points de ton visage, dispersés à tout vent, te feraient disparaître. Retour au sable de ton propre désert. Plus de limites entre toi et toi Narcisse. Il fallait revenir sur le bord. Toucher par sa nuque au temps du soir d’un premier mot. Comme d’une première image.

Sur la matrice mutique, le miroitement des eaux se répétait. Coupable de (se) voir, Narcisse narrait l’histoire. Au 6ème jour, il y eut l’Autre.

Il referma les yeux pour nourrir son image. L’appréhender aussi, sans pouvoir y faire face. Ô Narcisse, ta quête intolérable pour retrouver l’objet indicible qu’est ton corps, te fait courber le dos et tendre jambes et bras comme pèlerin en prière. A plat ventre de toute une terre promise. La traversée est longue de cet ex-il en fuite. En aurais-tu le courage qu’il te manque la foi. Celle de croire en la parole écrite. La parole de la langue qui toucherait au corps. Se pencher plus encore à en ouvrir la bouche. Un jour viendra le jour. Entre ciel père-des-cieux et mer terre-de-mères, ces deux infinis, Narcisse, une fois de plus encore. Il entendit son nom. Echo de sa demande. Alors, le répétant il releva la tête.

Il se souviendrait ; mais d’où. Et de quoi — de qui. De ce visage qui n’était plus le sien, de ce regard qui ne le voyait pas. Quant à la voix, elle serait dans le champ de l’ininterprétable. Sous l’angle de la perte.

Mal voyant — et non aveugle comme Œdipe son germain — Narcisse. Il serait. Dans une certaine forme de splendeur ; d’hésitation, aussi. Qu’en serait-il à se dresser pour lire. Infini le texte qui serait son image à jamais soustraite. Narcisse, guerre et paix ; homme, vraisemblable dans une semblance à suivre.

Maintenant qu’il eut relevé la tête, il ouvrit à nouveau les yeux. Il faisait nuit pour lui. Ou plutôt opaque. Une opacité bienveillante qui lui permit de se dresser. Debout. Venait-il de tuer l’enfant. De n’en garder que l’image. D’en faire image. — “ J’image dans la tagine du verbe avoir ”, disait l’enfant. Apppel à la Relige. Reviendrait-elle ; sous quelle forme et comment. Rien de ce qui n’était était.

Narcisse le corps, à la verticale des paupières. Impossible de se reconnaître. Etait-ce lui. Est-ce un autre. Une dernière fois, il se vit dans la moitié d’entier. Etranger premier à lui-même.

Mais quelle langue parlerait-il. De quelles langues serait-il question. Autiste sans le savoir, il n’était pas muet.

Narcisse se retira du miroitement des eaux, mais s’en s’y éloigner. L’écart qu’il fit lui permit d’entendre quelqu’un qui l’appelait. En écho de ce qu’il ne disait. Une troisième langue l’interpelait. Ni la langue natale, ni celle maternelle, mais celle qui ferait bords au trou mutique et non muet de l’Autre. Echo en était la promesse, peut-être. C’était difficile de savoir. Du reste, il ne le savait pas. Seulement, il s’entendait appeler sans que ses lèvres ne bougent. Déjà, il emmenait l’image de l’enfant qu’il n’était. Au creux retourné d’un regard sans paupières. Comme un voleur d’ombre, dans une nuit qui attendrait l’aurore.

De nouveau, Narcisse se regardait. Non dans un miroir d’eau mais dans un calque d’obsidienne ; avec les yeux de qui il se rencontrait. Entre le regard et le voir, il s’échographiait dans la fuyance de l’Autre. Narcisse, pour la première fois différent.