Surmoi et culpabilité. A propos des perversions
André Michels
Le surmoi peut-il être considéré comme générateur de culpabilité ? Il en est le vecteur, sans doute, et bien plus encore vient fonctionner comme seul point solide pas rapport à une culpabilité sans fond. Quand plus “ rien ” ne tient pour un sujet en dérive, il s’accroche au surmoi qui, pour la circonstance, revêt la fonction d’un dernier recours et trouve dans la procédure juridique son champ d’action. Le surmoi vient alors occuper la place de ce “ rien ” qui ne tient plus, qui n’a plus ni teneur ni tenue. Cependant la plénitude qu’il procure est traître, car elle donne au sujet le goût d’une jouissance qui est autrement plus destructrice que tout ce qu’il a voulu éviter.
Si à l’occasion d’un moment symboliquement déterminant, comme une grossesse, le décès d’un parent, la nomination à un poste important, le sujet est confronté à ce qui est mal inscrit, il se trouve en proie à une grande culpabilité, dont le surmoi assez rapidement s’impose comme le maître d’œuvre et parfois aussi comme l’exécutant des basses œuvres. Son intervention est à double tranchant : il impose un semblant de structure qui cependant s’avère être déstructurant. Sans la ratification par le nom-du-père, facteur de différenciation et de discontinuité, il exerce un pouvoir tyrannique et sans partage. La terreur qu’il sème témoigne de son assise et des moyens souvent expéditifs dont il dispose.
La culpabilité pour sa part intervient dans un processus de limitation, qui cependant n’est efficace que s’il est limité à son tour. Elle est considérée par d’aucuns comme un frein indispensable, en l’absence duquel “ tout ” serait permis. A ce propos, l’exemple des perversions est cité comme repoussoir et comme épouvantail.
Il est vrai que le pervers réussit de temps à autre à éliminer toute trace de culpabilité ou presque. Cela fait partie de son refus de l’inscription et de la responsabilité qui cependant le fait parfois beaucoup écrire. Pour ne pas avoir à répondre de ses actes et à en payer les conséquences, il remonte en amont pour tenter d’effacer une culpabilité qui lui rappellerait, malgré lui, son implication subjective.
Mais y parvient-il vraiment ? Il tente d’élaborer un masque avec une face lisse tournée vers le monde extérieur, dépourvue de toute ride (comme dans le cas de Dorian Gray) et d’où la culpabilité serait chassée. Le moi est alors clivé entre deux registres qui n’arrivent pas à établir un rapport de refoulement mais plutôt de désaveu et de méfiance, de sorte que l’un méconnaît, ignore (passionnément) et même dénie l’autre soi-même. Un tel sujet choisira de préférence une position morale, politique, idéologique extrême, pour mieux cacher/rejoindre l’autre extrême, au détriment du bon sens, des conventions et de la loi. Sa culpabilité ne sera pas moins grande pour autant, elle aura au contraire tout le loisir de se développer sur la face cachée du (au) sujet. Dans la mesure où elle échappe à toute prise (signifiante) et qu’elle reste donc inaccessible, c’est le somatique qui va tenter d’y opposer une limite, inscrite dans le réel du corps par le biais de la maladie.
La culpabilité est souvent telle qu’elle devient insoutenable et que le sujet, malgré lui, sera entraîné à la payer au prix fort. Voilà pourquoi le sujet pervers est amené, à un moment ou un autre, à thématiser la quête de la mort, à l’idéaliser ou à l’érotiser. Le refus de payer un prix raisonnable correspond souvent à l’injonction de payer le prix le plus fort qui soit.
Le surmoi est le moteur de ce processus, sans merci, qui pousse le sujet à aller s’abîmer sur un champ de bataille de son choix. Il a aussi la fonction de tenir ensemble différents registres, l’imaginaire et le réel, afin de donner une certaine cohésion psychique à celui qui est peu assuré de ses repères symboliques. Ceux-ci échappent à toute tentative de mainmise ou de représentation, puisqu’ils ne reposent sur “ rien ” de tangible ni “ rien ” de visible, mais plutôt sur une scansion temporelle bien précise, dont l’analyste peut devenir l’agent.
Le repérage du symbolique et de la loi est donc avant tout d’ordre temporel. Le pervers en refuse ou dénonce l’inconsistance pour lui opposer un référent solide, absolu, qui lui fait préférer la mort à la vie. Celle-ci se réduit dès lors à une longue préparation de cette scansion ultime, dont il espère qu’elle puisse l’inscrire absolument, c’est-à-dire sans être obligé de passer par les affres et abîmes, les failles et déchirements de la différence sexuelle. Pour y parvenir, aucun effort n’est ménagé, jusqu’à recourir à un acte grandiose, comme l’ont fait Mishima et bien d’autres, de préférence sacrificiel, donc suicidaire.
Le surmoi prend parfois la forme d’un regard silencieux, implacable et accusateur, qui Suit le sujet dans le moindre de ses mouvements et accentue sa culpabilité. Afin d’échapper à cette emprise, il peut être tenté de commettre une faute, grave de préférence, qui entraînerait le bénéfice d’un châtiment bien sévère. L’endettement considérable offre une autre opportunité au sujet de payer (réellement) ce qui ne peut se traduire dans le registre du symbolique. Donner une voix à ce regard intraitable peut aussi être une issue : pour celui qui accepterait de passer par une folie passagère (ou durable), ou de se soumettre à un maître absolu (en jouissance). Mais cette voix, s’il n’en parle pas, peut lui injoncter de commettre l’irréparable, afin de confirmer la sanction sans recours du regard. Il est vrai que le sujet redoute par-dessus tout la chute de ces objets archaïques (le regard et la voix) qui risquerait de faire remonter à la surface ses angoisses les plus profondes et, donc, de le confronter à son désir.