Honte, Surmoi, Idéal du Moi
Jean-Raymond Milley
De la culpabilité
Freud fait de la culpabilité le moteur de la genèse et de l’évolution du Surmoi et la met, par la théorie du meurtre du père de la horde primitive, à l’origine de la dynamique même de la civilisation. Forme élaborée de structuration des pulsions agressives et sexuelles constitutionnelles de tout sujet humain, il la fait fonctionner sur un axe ontogénétique dans l’émergence d’un Surmoi issu du complexe d’Œdipe et sur un axe phylogénétique comme support de la transmission de la mémoire du meurtre originaire. Sa fonction est de mettre en place et de pérenniser un “ lien social ”, au niveau de la cellule familiale d’abord puis élargi ensuite à la communauté sociale par son renforcement.
Qu’en est-il de cette conception freudienne de la culpabilité et du Surmoi au regard des signifiants du malaise actuel dans la civilisation notamment celui de la honte comme corrélaire de la précarité ?
Les signifiants du Malaise actuel dans la civilisation
Les situations de précarité génèrent des souffrances spécifiques officiellement admises depuis le rapport Lazarus, intitulé de manière très explicite “ Une souffrance qu’on ne peut plus cacher ”. Les souffrances psychiques liées à la précarité ont d’abord été tirées vers des tableaux dépressifs voire mélancoliques. Or ces catégories cliniques traditionnelles ont du mal à en rendre compte. C’est la honte qui est généralement pointée comme facteur morbide et ce, en tant qu’elle signe un nouveau mode de rapport entre le Sujet et l’autre, le “ Nebenmensch ”.
Du tableau des souffrances psychiques liées à cette précarité, je reprendrai deux aspects cliniquement repérables : la prise du sujet dans un univers scandé par des injonctions surmoïques, reflets grimaçants d’injonctions sociales normatives mais fonctionnant sur un mode paradoxal et un rapport à l’autre qui fonctionne dans la transparence, qui abolit les frontières entre public et privé, entre intime et collectif, ces traits laissant d’ailleurs à penser que l’on se trouve plus dans le registre de la “ psychose sociale ” lacanienne, indice d’un défaut de symbolisation, que de la “ névrose sociale ” freudienne comme avatar de la culpabilité.
Deux effets de la précarité : perte d’un espace de sublimation et déplacement du lieu de l’autre
Freud donne dans Malaise dans la civilisation une place prépondérante au travail dans l’organisation psychique. “ Aucune autre technique de conduite vitale n’attache l’individu plus solidement à la réalité ou tout au moins à cette fraction de réalité que constitue la société, … La possibilité de transférer les composantes narcissiques, agressives voire érotiques dans le travail professionnel et les relations sociales qu’il implique, donne à ce dernier une valeur qui ne le cède en rien à celle que lui confère le fait d’être indispensable à l’individu pour maintenir et justifier son existence au sein de la société. S’il est librement choisi, tout métier devient source de joies particulières, en tant qu’il permet de tirer parti, sous leurs formes sublimées, de penchants affectifs et d’énergies instinctives évoluées ou renforcées déjà par le facteur constitutionnel. ”
Le travail est pointé par Freud comme processus de sublimation “ ordinaire ” pour qui n’a pas de don particulier. La perte ou le non-accès à cet espace de travail va donc laisser déliées ou non liées ces composantes pulsionnelles, notamment agressives et narcissiques. Le sujet civilisé doit renoncer à la satisfaction immédiate de telles motions pulsionnelles et, dira plus loin Freud, “ l’action exercée sur la conscience par ce renoncement est telle que toute fraction d’agressivité est reprise par le Surmoi et accentue sa propre agressivité (contre le Moi) ”.
D’autre part, l’étymologie même du mot précarité (du latin precarius, ce qui peut être obtenu par la prière) désigne bien ce que cette opération introduit comme écart entre le sujet et l’autre, ce dernier se trouvant déplacé dans un espace qui n’autorise plus une quelconque identification.
Cette défaillance de l’identification à l’autre à qui va s’adresser la prière va se doubler d’une impossible identification au pair en précarité, support haï d’une image de soi littéralement inadmissible.
Dans ce nouvel espace, les repères narcissiques antérieurs du sujet sont mis à mal (repères sociaux, générationnels…) et il est contraint à un remaniement subjectif avec l’impératif “ de ne pas perdre l’amour, car l’amour protège de l’agression qu’est la punition ”, donc un remaniement qui va se jouer sur le mode régressif de “ l’angoisse sociale ” freudienne.
La quête éperdue de reconnaissance, de respect, témoigne de la perte de régulation imaginaire liée à la défection de cette part d’identification à l’autre. Les effets de perte de sensation des limites du corps propre ne sont pas moindres, ceux liés à un sentiment de transparence dans le regard de l’autre, devenu persécuteur depuis son déplacement “ hors du champ ”" du sujet, sont omniprésents.
La honte comme défaut de culpabilité ?
Le statut de cet affect est, chez Freud, relativement circonscrit. Hormis la fonction de symptôme qu’il lui donne, notamment dans le développement de la névrose obsessionnelle, il définit la honte comme “ formation réactionnelle ”, une des trois “ seelische Machte ” avec le dégoût et l’exigence d’idéal esthétique et moral, et dont la mission est de faire rempart, “ digue ” dit-il dans les Trois Essais… à l’envahissement pulsionnel, notamment des pulsions sexuelles de voyeurisme et d’exhibitionnisme, au début de la période de latence.
C’est donc une fonction purement statique, dont le caractère constitutionnel, “ conditionné par l’organisme et fixé par l’hérédité ” lui évite d’être soumise aux viscissitudes des fluctuations de l’autre.
Ce développement souligne surtout, d’une part le caractère de proximité de cet affect avec le champ du pulsionnel qu’il est chargé de contenir, et, d’autre part, son aspect brut, non élaboré et non élaborable. C’est entre autre sur elle que s’étayera le processus de sublimation qui, lui, comme le développera Lacan dans Ethique de la psychanalyse est pris dans les contingences du discours ambiant, du discours social, du rapport à l’autre et participera à son évolution.
Bien avant que d’assurer ce rôle de formation réactionnelle dans l’évolution psychique, Freud situe l’émergence, voire le jaillissement de la honte dans les moments où la satisfaction pulsionnelle de l’enfant tombe sous le regard de l’autre, cet autre qui, dans l’instant même de l’énoncé de l’interdit et avant même que cet énoncé ne fasse sens, devient “ adulte honnisseur ” : “ Tu ne dois pas toucher, c’est sale ” (Trois Essais…).
La honte témoigne alors que, dans l’immédiat après-coup de cet énoncé vécu sur un mode purement arbitraire, intransigeant, cruel, pur effet de coupure, le regard de l’autre prend une dimension de toute puissance à transpercer le sujet, dimension persécutive. A ce moment, aucune élaboration symbolique ne vient en tempérer les effets.
La honte ne peut-elle être ici repérée comme l’indice d’un moment où manque ce que Lacan développe dans Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse : “ le champ de l’Autre, qui détermine la fonction du trait unaire, en tant que de lui s’inaugure un temps majeur de l’identification … à savoir l’idéalisation, l’Idéal du Moi ” ?
La honte peut-elle être le signe qu’il y a eu défection de l’Idéal du Moi ? Le sujet, privé de ce reflet qui organise sa division tout en maintenant sa complétude, serait alors contraint, pour échapper au morcellement, de se précipiter “ du lieu où il se regarde au lieu où il se voit ” (Lacan, Séminaire XI) où il se retrouverait pris dans la captation purement imaginaire au Moi idéal, et ce au lieu d’un Autre non spécularisable donc omniprésent.
Autrement dit, le jaillissement de la honte sous le regard de l’autre ne viendrait-il pas signifier qu’il y a télescopage du sujet pris dans une pure captation imaginaire au Moi Idéal avec un Surmoi plus ou moins extérieur, non tempéré par l’instance idéale, et dont le regard renverrait le Sujet à la perception brutale et sans fard de sa propre division ?
D’autre part, si l’on reprend le texte de Freud sur le développement de l’enfant, la honte ne souligne-t-elle pas l’existence d’un Surmoi pré-œdipien non encore articulé par la culpabilité à un Idéal qui lui serait postérieur ?
Honte comme symptôme du défaut de transmission et de la perte d’objet dans le social ?
Si l’émergence de la honte peut être entendue comme indice d’un défaut de symbolisation dans la civilisation actuelle, comment penser ce dernier dans le nouage actuel de l’universel au singulier, dans le rapport du sujet au “ Nebenmensch ” ?
Hannah Arendt développe l’idée que le passage de la modernité à la post-modernité s’est fait à ce moment où la mise en acte massive de la pulsion de mort est venue battre en brèche les idéaux de la modernité : “ Auschwitz est l’acte de décès de la modernité ”.
Cette post-modernité se caractérise par un défaut de transmission, l’antécédance n’étant plus porteuse de vérité, la science et la technique ayant montré leurs limites à éliminer l’obscurantisme. Le sujet est renvoyé à sa seule singularité et doit trouver en lui-même ce qui fonde sa propre légitimité et son devenir dans un pur fonctionnement fantasmatique d’auto-engendrement, ce qu’a illustré René Char de manière fulgurante : “ L’héritage n’est précédé d’aucun testament ” (Feuillets Hypnos). L’individu “ responsable mais pas coupable ”, pris dans un idéal de responsabilité individuelle, tend à être dégagé de la faute du meurtre ancestral.
Cette défection du symbolique dans la civilisation actuelle peut également être entendue dans ce que Serge Leclaire énonce comme perte de consistance de l’objet d’hainamoration, cause de la cohérence sociale en ce qu’il établit les règles d’extériorité et d’intériorité, d’identification et d’exclusion : “ Dans la perspective de nouage entrelacé de réel, de symbolique et d’imaginaire qui agence l’aporie de l’entre-deux, l’objet raison d’être de la formation sociale est aujourd’hui affecté … par un envahissement du mode de rapport imaginaire qui relègue dans l’ombre et l’oubli la résistance du Réel et néglige l’instance de l’ordre symbolique. La prédominance du mode de rapport imaginaire découle et participe d’une hégémonie croissante de la fonction de la représentation imagée au détriment de la fonction du concept ”. C’est, dira encore Leclaire, cette perte d’objet qui va entraîner les formations sociales vers une position dépressive, voire un processus mélancolique.
Les approches cliniques actuelles témoignent de la nécessité de restaurer quelque chose du fonctionnement du “ Nebenmensch ”. Les concepts de présence, de rencontre ou de manière plus élaborée, de “ lieu métaphoriseur ” (Alice Cherki) tentent de rendre compte de cette position clinique nouvelle face aux manifestations de la honte comme symptôme, chez le sujet, d’une défaillance du symbolique dans le discours collectif. Cette position qui tend à offrir au sujet l’articulation d’une écoute, d’un discours mais également d’ un regard ne vise-t-elle pas à restaurer ce miroir plan de l’Idéal du Moi bien avant que de vouloir le faire pivoter?.Et dès lors, comment la psychanalyse peutelle penser la question du transfert dans ce premier temps de la rencontre?.
Bibliographie
Freud S., “ Sur les psychonévroses de défense ” in Névrose, Psychose, Perversion, La Naissance de la psychanalyse, Essais de psychanalyse, Totem et tabou, Malaise dans la civilisation, L’Interprétation des rêves
Lacan J., Séminaire XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse
SéminaireVII, Ethique de la psychanalyse
“ Remarques sur le rapport de D. Lagache ” in Ecrits
Arendt A., Condition de l’homme moderne
Leclaire S., Ecrits pour la psychanalyse, tome 2
Natahi O., “ Avatars du lien dans la modernité ” in Che Vuoi n° 10
Furstos J et Laval C., “ L’individu post-moderne et sa souffrance ” in Souffrance psychique, contexte social et exclusion
Char R., “ Feuillet Hypnos ” in Fureur et mystère
Strohl et Lazarus, “ Une souffrance qu’on ne peut plus cacher ”