MÉMOIRE FREUDIENNE MÉMOIRE CITOYENNE,

ou du “ Malaise dans la civilisation ” dans notre actuel

J.-J. Moscovitz

Mémoire freudienne mémoire citoyenne, comme termes peuvent apparaître assez mal assortis au point de provoquer quelque étonnement… Seraient-ils l’indice que quelque chose se passe dans le monde où nous vivons au point que pour certains d’entre nous, cela est devenu nécessaire de le transmettre en mettant en œuvre des débats dans un forum ? Quels en sont les enjeux ?

Posons qu’un tel étonnement provient de deux directions, celle des non-psychanalystes et celle de certains psychanalystes. Ce serait dire, respectivement, d’une part, que la citoyenne, de mémoire, collective donc, commune, publique, se veut ardemment détachée de toute mémoire intime, c’est là son principe républicain, et d’autre part que la mémoire freudienne, soit l’inconscient, cœur de la discipline psychanalytique, a obligation, pour la pensée consciente, de transformer, déformer, voire annuler les excitations psychiques venues de la perception de la réalité, afin de rendre cette dernière supportable, et transmissible en un savoir collectif, au moins dans le registre de la famille nucléaire. Supportable signifie ne pouvoir investir cette réalité qu’en partie, ce qui, chacun en conviendra dès lors qu’il s’agit de psychanalyse, implique un point essentiel : au sein de toute la réalité psychique s’effectue ce qui s’appelle choix, souhait, désir, et cela en fonction de moyens subjectifs de perception en soi, qui, si mobiles ou fixes qu’ils soient, s’agencent pour ne dépenser que le minimum d’énergie. Et malgré ce, chacun sait combien cela est source de conflits avec l’entourage immédiat, mais également avec ce qui est plus lointain, l’autre, mon prochain, qui pour cet autre est aussi bien soi-même ! C’est cette décentration de soi à soi par rapport à l’autre en soi-même, c’est cette excentration qui mène le jeu des liens intimes, mais aussi des liens sociaux. Voilà pourquoi la découverte de Freud des processus de l’inconscient s’accompagne en même temps de ce qui s’y oppose avec une force toujours renouvelée, dans des silences ou dans les brouhahas les plus apparemment inoffensifs.

D’une part donc, des disciplines comme l’histoire, la science, la médecine, la philosophie, le droit, la politique et d’autres encore, opposent un certain refus de créditer la psychanalyse, même avec l’apport de Lacan, de pouvoir dire citoyenne, la mémoire !, sans la renvoyer, ipso facto, à l’espace de la “ cure type ”, méchamment médicalisée plus que jamais aujourd’hui, celle de ce passage conflictuel a volo d’une génération précédente à la suivante et inversement.

Et d’autre part, certains praticiens de la psychanalyse estiment à propos de nous lancer combien la citoyenne nous éjecte de la mémoire freudienne, tout en nous accusant d’être en mission, et de vouloir faire le bien des gens mieux que la religion, fût-elle laïque et républicaine.

Oui, de farouches défenseurs d’une psychanalyse, épurée des effets du siècle finissant où l’ennemi du genre humain a attenté et à la vie et à la mort de l’homme, si c’est un homme encore, veulent mordicus, que si entame de l’inconscient du sujet ait eu lieu, ce soit une catastrophe éternelle, bien à sa place, depuis toujours puisqu’elle fonde l’inconscient comme tel.

De l’autre versant de l’opposition à notre enjeu, celle des non-psychanalystes n’entendons-nous pas dire que des psychanalystes vont maintenant nous montrer comment restons-nous ou non un citoyen, une citoyenne, comment se tenir dans notre cité et ses banlieues ; eux qui sont confinés dans leur cabinet, souvent très confortable, et qui plus est, exigent de s’isoler du social pour préserver leur écoute de leurs patients. Patients qui à juste titre veulent retrouver les blancs de leur histoire privée, ces parties de leur mémoire refoulées du fait des conflits entre parents, etc. Mais que font-ils donc ces psychanalystes-là ? Quel prétendu nouveau savoir agitent-ils au point de quitter, de temps à autre, ce à quoi ils tiennent tant, leur fameux discours de nursery qui explicitent les pourquoi des conflits intimes entre les sexes ? Ah oui ! le sexuel freudien là dès l’enfance, et qui se retrouve si bien partout, au travail, dans le couple, et aussi dans la littérature, l’art, etc. Mais que ce soit dans le politique, au point même où se posent de si graves questions sur les dangers qu’encourt la démocratie du fait de la montée d’un mouvement d’extrême droite, du racisme, des retours de mémoire depuis Vichy, les camps nazis, les crimes médicaux, les guerres de décolonisation, les atteintes aux droits de l’homme et du citoyen, qui naissent tous égaux en droit et en dignité, non et non, les psychanalystes, quels qu’ils soient, ne peuvent rien nous dire, rien qui puisse faire changer l’approche de tels dangers.

Ainsi sommes-nous à même de proposer des débats en forum afin que les questions puissent être affinées, formulées par des psychanalystes et par des praticiens venus d’autres disciplines.

C’est que si la catastrophe de la Shoah a des conséquences sur le collectif, celle du sujet, dans son intime, se trouverait aussi actualisée, à repérer au niveau de ce qui le fonde, la fonction paternelle est atteinte du fait que le crime contre l’humanité, par la volonté d’atteindre au biologique, touche à des points du droit qui le rendent difficilement punissable, quasi injusticiable. Car si la justice humanise le crime en donnant la parole au criminel, comment la notion de crime contre l’humanité persiste-t-elle après son jugement ?

Et si la loi ne peut pas punir, qu’en est-il de la fonction paternelle, qui dans nos sociétés, est porteuse de la loi, sinon qu’il n’est pas vain de dire — et le psychanalyste est là convoqué — qu’une telle fonction se tait, se fait silence, alors qu’elle est au fondement du lien social, soit aussi de la parole subjective, et par là même de la pratique de la psychanalyse.

En effet, à suivre Freud, dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), il apparaît que ce soit l’infraction qui fasse créer la loi qui, alors, punit l’infraction suivante. Ainsi le meurtre du père de la horde primitive aussi bien que celui qui est le législateur Moïse, ne peut faire l’objet que d’un déni extrême, soit qu’au moment même de son assassinat, l’acte de sa négation — meurtre du meurtre — de ce crime suprême est effectué, et son retour se fera sous la forme de la loi. Et c’est cela même qui le définit comme crime le plus grave de tous : celui qui le commet ne pourra subir que ce qu’il a lui-même fait, être puni de mort.

Freud ajoute combien toute religion est construite sur ce modèle, au point qu’elle punit de mort pendant des siècles récents, et actuellement encore dans certaines régions du monde, quiconque attente à ses fondements.

Peut-être sommes-nous à même de dire combien l’abolition de la peine de mort en France, notamment, ne pouvait se mettre en place que par l’introduction dans le droit pénal en 1994 par Robert Badinter, du crime contre l’humanité comme crime suprême, déplaçant le parricide, jusqu’alors à cette place-là, en un crime désormais moins “ primordial ”.

Avec la Shoah, le rapport du un par un de chacun d’entre nous au collectif se découvre alors bouleversé par ce changement topique de l’origine de la loi, qui, si elle se fondait sur l’atteinte d’un seul en place de tenir le savoir sur la loi, ce père primordial, tel que le définissait Freud dans ces années 1938/1939, juste avant sa mort, aujourd’hui la loi se fonderait-elle sur le néant des meurtres de masse ? Néant qu’il a fallu, par les procès de Nuremberg, inscrire dans nos lois, dans le droit. Inscrire ne serait-ce que pour reconnaître que toute dimension du fantasme est dépassée, par le réel des horreurs des disparitions collectives.

Ainsi devons-nous répondre à ceux qui, non-psychanalystes, ne peuvent accepter quelque apport venu de nos questions, aussi bien qu’à ceux des psychanalystes qui ne veulent pas les entendre non plus, combien il ne s’agit pas de se retrouver au parfum de quelque action au niveau du politique — le psychanalyste n’y occuperait que la place d’un questionneur à qui personne ne demanderait rien sinon de ne pas poser de questions — mais bien de l’avenir d’une pratique, celle de la psychanalyse elle-même, et ce dont certains se réjouissent un peu trop vite de la voir réduite à quelque technique de nursing psychique pour insomniaques et autres inadaptés.

Oui, c’est bien pour que la psychanalyse continue encore que plus que les termes de freudienne ou de citoyenne, c’est celui de mémoire qui fait énigme, par son évidence même. Car c’est bien l’intime d’une parole singulière qui se retrouve massifiée, brisée dans le collectif, qui risque de ne plus être le vivant de la relation de prochain à prochain. Si pleins d’angélisme, de malices et de canailleries depuis toujours certes, nos prochains seraient-ils peut-être aujourd’hui les lieux voulus ou non d’une canaillerie supplémentaire, celle inhérente à ce que le corps est devenu par l’atteinte qui lui a été portée : le détruire, et effacer sa destruction en lieu et place de sa mémoire.

Et c’est pour parvenir à inscrire une telle attaque des corps afin que ce qui s’ancre en eux se dise, se pose en discours, se déprenne de faire origine silenclée, que nous proposons un forum sur Mémoire freudienne mémoire citoyenne.

Jean-Jacques Moscovitz

9 octobre 1998