Mélancolie et création

Mary-Claire Panzani

Mystérieusement, énigmatiquement, nous sommes les héritiers d’une culture qui ne cesse de s’écrire, de s’oublier, de s’interroger et de se réactualiser.

Ce qui frappe tout d’abord, quand on parle de Mélancolie, c’est la pérennité de ce concept, que l’on doit à Hippocrate. Melos signifie noir et colie signifie bile — la bile noire. Sa variation tant quantitative que thermique conduit à la tristesse, à l’abattement, ou bien à la frénésie ou encore à des manifestations somatiques douloureuses.

La bile noire fait partie des quatre humeurs, au même titre que le sang, la bile jaune et le flegme (en anglais spleen). Ces humeurs en équilibre harmonieux se neutralisaient mutuellement. Leur excès produisait des excrétions, crases, inutiles et nuisibles à la santé (humores viciosi).

Peu de termes ont en effet depuis l’antiquité jusqu’à nos jours fait couler autant d’encre, donné cours à autant de théories. Qu’y a-t-il de commun entre l’homme de génie et la mélancolie du pseudo Aristote, le moine saisi par le démon de midi dans la pénombre du cloître, et le saturnien promu par Martial Ficin ? Qu’y a-t-il de commun entre tous ces différents recouvrements qui allient dérèglement du corps et faute morale, et dont Richard Burton, qui se décrivait lui-même comme mélancolique et signait Démocrite Junior, devait faire la somme : Anatomie de la Mélancolie ?

La théorie des humeurs passe, la mélancolie demeure. Esquirol, sans succès, tente de la remplacer par la lypémanie, afin de l’annexer à la psychiatrie et l’abandonner aux romantiques. Elle rejaillit de plus belle sous la plume de Huysmans et de Baudelaire.

Dès le Manuscrit G, bien avant Deuil et Mélancolie, Freud tente de cerner cet étrange retrait.

Mélancolie est un terme générique familier au commun des mortels, aux psychiatres et aux analystes. Elle convie à sa table médecins et philosophes, elle dérange, ses traitements sont multiples, qu’il s’agisse d’usage de plantes, d’exhortations, d’hygiène ou de traitements de choc. Comment faire entendre raison ?

“ Elle vient la Mélancolie avec son cortège de malheur, dé dégoût et de haine. Elle est là, la séductrice, celle dont on n’arrive pas à éliminer le concept ”, écrit Jacky Pigeaud.

“ Pourquoi tant d’insistance sur une minuscule aventure sémantique ? ” se demande Gladys Swain. Parce que dans l’impossibilité pour le psychiatre d’opérer un retranchement radical d’avec le monde quotidien, la mélancolie nous tend un miroir où chacun peut reconnaître les aléas assombris de son humeur, où le non-sens règne en maître, où le vertige nous saisit devant les encombrements de notre pensée et où le moi se fissure sous le fading du désir.

C’est dire que la mélancolie nous convie comme l’une des composantes de notre humanité.

On peut dire sans risque de se tromper qu’il y a une zone commune de sens entre la mélancolie chantée par les poètes et le sentiment mélancolique inspiré par un paysage dévasté par l’hiver.

“ Je suis le solitaire, le veuf, l’Inconsolé,

Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie

Ma seule étoile est morte et mon luth constellé

Porte le soleil noir de la mélancolie ”

Ces vers de Gérard de Nerval se font l’écho de ceux de Charles d’Orléans :

“ Il en est de ma mélancolie

Comme de la prison de Dédale

Quand je crois y avoir échappé

Voilà que je m’y enfonce plus profondément ”.

Quelle que soit la théorie philosophico-médico-psychologique, ou morale, qui tente de définir la mélancolie, cette disposition sous-tend toujours dans son encombrement la quête inlassable et désespérée d’un inaccessible dont l’objet se dérobe sans cesse ou encore dont la proximité saisirait d’un effroi vertigineux. C’est peut-être à cela que se réfère Freud à son insu par sa célèbre formule, véritable création poétique : “ L’ombre de l’objet tombe sur le moi ”.

En deuil d’un objet dont il ne sait rien, le désir se suspend. Tel peut se présenter le mélancolique ou bien encore l’acidiosus.

C’est à l’ombre de la croix que se développe au Moyen Age, dans les monastères, cette étrange affliction dévastatrice que l’on appela le démon de midi, l’acédia, que l’on a par la suite confondue souvent avec la paresse alors qu’il s’agit d’une tristesse désespérée. Cassien en a donné une description d’un modernisme et d’une grande précision dont je vous lis quelques extraits :

“ Le malade qu’obsède l’acédia garde les yeux fixés sur la fenêtre et son imagination lui dépeint un visiteur fictif ; à un grincement de la porte, il saute sur ses pieds ; à un bruit de voix il court regarder par la fenêtre … il retourne s’asseoir à sa place comme engourdi et frappé de stupeur. S’il lit, l’inquiétude l’interrompt et il se glisse presque aussitôt dans le sommeil …

Ce démon, dès lors qu’il entreprend d’obséder l’esprit de quelques malheureux, lui inspire de l’horreur pour le lieu où il se trouve, de l’aversion pour sa cellule et du dégoût pour les frères qui vivent avec lui, et qui lui semblent négligents et grossiers. Il lui fait paraître au-dessus de ses forces toute activité qui s’exerce entre les parois de sa cellule, il lui interdit d’y demeurer en paix et de s’appliquer à la lecture ; et voici le malheureux qui se lamente de ne retirer aucun profit de la vie monacale ; avec force soupirs il se plaint que son esprit restera stérile tant qu’il demeurera où il est ; … il se lance dans un éloge hyperbolique de monastères lointains et introuvables et évoque les lieux où il pourrait en pleine santé couler des jours heureux … Inversement, tout ce qu’il trouve à portée de sa main lui semble âpre et difficile, ses frères lui paraissent dépourvus de toute qualité et même la nourriture lui paraît exiger beaucoup d’efforts … Pour finir, une confusion mentale s’abat sur l’insensé, pareille au brouillard qui enveloppe la terre et le laisse inerte et comme vide. ”

Cette description fut reprise en 1884 par J.K. Huysmans dans son roman A Rebours, dont le héros, rejeton d’une famille décadente, présentait le faciès typique des mélancoliques : “ grêle jeune homme de trente ans, anémique et nerveux, aux joues caves, aux yeux d’un bleu froid d’acier … et dont l’enfance accablée par des fièvres opiniâtres avait été marquée par des scrofules…

Son mépris de l’humanité s’accrut, il comprit enfin que le monde est en majeure partie composé d’imbéciles … il n’avait aucun espoir de découvrir chez autrui les mêmes aspirations et les mêmes haines, aucun espoir de s’accoupler avec une intelligence qui se complut ainsi que la sienne dans une studieuse décrépitude …

… Il rêvait à une thébaïde raffinée, à un désert confortable, à une arche immobile et tiède où il se réfugierait loin de l’incessant déluge de la sottise humaine. ”

Quand on examine d’un peu plus près l’interprétation que les pères de l’Eglise donnaient de l’acédia, nous sommes loin de la paresse vulgaire à laquelle on l’associe en la minimisant. Ce qui afflige l’acidiosus, ce n’est pas la conscience du mal, mais au contraire l’idée du plus grand des biens. Son retrait craintif et vertigineux est lié à l’obligation de se tenir en face de Dieu. Nous pourrions reconnaître dans cette injonction la personnification d’un surmoi terrible ou d’un idéal du moi inaccessible, plongeant le sujet dans une tristesse angoissée et désespérée.

Comme le confirme Georgio Agamben dans Stanze, il s’agit d’une perversion de la volonté qui veut l’objet, mais non la voie qui y conduit et qui tout à la fois désire et barre la route à son propre désir.

A ne pas s’affronter à cet idéal élevé, mieux vaut un retrait narcissique qui épargnerait au moi-idéal l’impossibilité de faire reconnaître son désir.

L’idéal contemplatif mis en défaut rencontre cet autre courant de pensée lié à la bile noire. Il s’agit de l’influence astrologique de Saturne Kronos, à la fois Dieu cannibale et Dieu de la science et de la contemplation philosophique.

“ En grésillant leur triste idéal sui s’écroule

Tels les Saturniens doivent souffrir et tels mourir

En admettant que nous soyons mortels. ”

Verlaine

De notre propre mort, nous ne savons rien.

Le mélancolique serait-il en deuil d’un événement qui se n’est pas encore produit ?

A peine disons-nous “ mélancolie ” qu’une représentation s’impose à la plupart de nos interlocuteurs : la gravure célèbre de Dürer, “ Melencolia ”. Ce qui pourrait n’être qu’une allégorie supplémentaire rassemblant les deux pôles de la mélancolie de cette époque, à savoir le pôle humoral et le pôle saturnien, tire cependant sa force créatrice de l’accumulation des objets et des symboles qui la composent, mais qui n’arrivent cependant ni à écraser ni à réduire la masse de la jeune femme solitaire, à la tête pensive, et dont la robe aux plis lourds ne parvient pas à masquer le personnage de la vieille femme.

Nous naissons seuls, nous mourons seuls.

Georgio de Chirico reprendra bien des années plus tard ce motif de personnage solitaire à tête inclinée.

Nous sommes les héritiers d’une pensée parfois oubliée, souvent recouverte, rethéorisée, mais qui se réactualise sans cesse sous nos interrogations. Autrement, comment pourrions-nous même imaginer qu’il puisse y avoir le moindre lien entre mélancolie et création ? Pourtant, un texte s’impose avec fulgurance et comme une évidence, même si la théorie qui le soutient est depuis longtemps obsolète. Il s’agit du texte attribué à Aristote, L’Homme de génie et la mélancolie.

Ce texte commence par une question :

“ Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d’exception en ce qui regarde la philosophie, la science de l’Etat, la poésie ou les arts, sont-ils manifestement mélancoliques ? 

Et certains au point même d’être saisis de maux dont la bile noire est l’origine, comme ce que racontent, parmi les récits concernant les héros, ceux qui sont consacrés à Héraklès. En effet, ce dernier semble bien avoir relevé de ce naturel, ce qui explique que les maux des épileptiques, les Anciens les ont appelés d’après lui la maladie sacrée [Dostoïevski fut épileptique] … et bien d’autres héros ont de toute évidence souffert les mêmes affections que ceux-là… Parmi les personnages les plus récents, Empédocle, qui se jeta dans l’Etna, Platon et Socrate et beaucoup d’autres parmi les gens illustres. Il faut ajouter la plupart de ceux qui se sont consacrés à la poésie. ”

Suit une énumération sur les composantes et variations de la bile noire, dont l’équilibre va définir le tempérament mélancolique : “ ils sont plus sensés, et s’ils sont moins bizarres en revanche dans bien des domaines, ils sont supérieurs aux autres, les uns en ce qui concerne la culture, d’autres les arts, d’autres encore la gestion de la cité. ”

A partir du moment où l’on admet qu’il existe un tempérament mélancolique, où la bile noire prédomine sur les autres humeurs, on doit admettre qu’il existe une santé du mélancolique. Les mélancoliques ne sont pas malades, c’est leur nature originelle. Fragile, parfois maladif, cet être d’exception qu’est le mélancolique peut être menacé de maladies somatiques graves — épilepsie, apoplexie, ulcération, transports furieux. Voici clairement circonscrit le lien entre génie et folie. Ils relèvent tous deux du même type de crase, mais non du même état de la crase : le génie n’est pas fou, c’est un fou virtuel. Un état mélancolique non pathologique serait suffisant pour être un artiste.

Ainsi, de notre héritage culturel apparaît l’idée que tous les créateurs, tous les penseurs sont des mélancoliques attachés à poursuivre un objet qui sans cesse se dérobe et relance perpétuellement le désir.

La création. Si l’on se réfère à son sens premier, nous sommes renvoyés à la création du monde par Dieu. Creatio ex nihilo, création à partir du néant.

Cependant si les créateurs sont des mélancoliques, comment représenter la mélancolie parmi les attributs divins ? Quelle entaille dans sa complétude ? Créer l’homme à son image et à sa semblance, l’immortalité en moins après la faute originelle, c’était introduire l’à-venir d’un événement sans représentation : la mort.

Le mélancolique serait alors un être dépossédé, à qui les repères identificatoires font défaut ; et le repli narcissique ne serait qu’impossibilité de contempler cet objet si redouté d’être désiré.

Pour Hildegarde von Bingen, la mélancolie était liée à la faute originelle. Si l’ultime irreprésentabilité de l’objet est la mort, alors la quête désirante absolue y renvoie.

“ L’Homme est un Dieu tombé qui se souvient des cieux ”, dira Victor Hugo.

Mais si “ rien ne se crée ”, si “ rien de nouveau sous le soleil ”, la cause serait entendue. Pourtant dans cette spirale répétitive et aliénante, un acte singulier peut venir éclairer, faire rupture. C’est dans ce contexte que je me permettrai d’affirmer qu’en analyse une interprétation réussie, même nourrie des signifiants du patient, dans la mesure où elle fait rupture dans la suite répétitive et donne à la cure une orientation nouvelle, mérite le terme de création. Il suffit de s’apercevoir de l’état dévasté dans lequel nous nous trouvons quand pareille aventure arrive. Quelque chose à quoi nous n’avions pas pensé et qui surgit comme une transgression.

A plusieurs reprises, Freud insiste — lui dont l’œuvre fut non une œuvre artistique mais un gigantesque travail créateur — sur l’impuissance et les limites de la psychanalyse à déchiffrer l’énigme de la création.

A propos de Léonard de Vinci, l’ouvrage auquel on se réfère d’emblée quand il s’agit de sublimation et de création, Freud écrit :

“ C’est ainsi que refoulement, fixation et sublimation déposent chacun selon sa part des contributions fournies par la pulsion sexuelle à la vie psychique de Léonard. De l’obscure période de l’enfance, Léonard surgit devant nous artiste, peintre et sculpteur en vertu d’un don spécifique qui pourrait bien avoir été renforcé par l’éveil précoce, dans les premières années de l’enfance, de la pulsion à regarder. Nous aimerions fort indiquer de quelle manière l’activité artistique se ramène aux pulsions psychiques originaires si ce n’était que justement ici les moyens nous font défaut. ”

Dans son article sur “ La Création et le rêve éveillé ”, Freud reprend le même thème et essaie d’y apporter une solution.

“ Nous autres profanes avons toujours vivement tenté de savoir d’où cette personnalité à part, le créateur littéraire (poète, romancier ou dramaturge) tire ses thèmes … si du moins nous pouvions découvrir en nous ou chez quelques-uns de nos pareils une activité en quelque sorte apparentée à celle du poète. L’étude de celle-ci nous permettrait une première élucidation de son travail créateur. ”

Les premiers créateurs, nous dit Freud, sont les enfants, en tant que par leurs jeux, ils se constituent un monde à leur convenance où ils transposent les choses du monde où ils vivent. Il s’agit d’une activité très sérieuse. Le contraire du jeu n’est pas le sérieux, c’est la réalité (Winnicott). De même, le poète se crée un monde imaginaire qu’il prend très au sérieux, mais qu’il distingue de la réalité. Cette liberté que donne le jeu se retrouve dans l’humour, qui affranchit le moi du surmoi, ou dans les fantasmes qui permettent à l’adulte de renoncer à ses désirs. Ces fantasmes se modifient avec le temps et reçoivent pour ainsi dire de chaque impression une estampille temporelle. “ Ainsi passé, présent et futur s’échelonnent au long du fil continu du désir. ”

C’est peut-être dans son article sur “ L’inquiétante étrangeté ” que Freud approche le plus près de la question de la création. Il est intéressant de noter que cet article est contemporain d’un écrit de Chirico sur l’art métaphysique, où il définissait les éléments de son esthétique, qu’il résumait dans la mélancolie d’un homme comme véritable fantasme ambulant. Il liait le surgissement de l’aspect métaphysique, dans la réalité, à des troubles de mémoire qui rompaient les liens de causalité que nous avions coutume d’établir entre nous et les choses. Le lien entre le sentiment esthétique et un trouble psychique découvrait le côté spectral, fantomatique et terrifiant des scènes les plus familières mais constatait l’impuissance de l’art à lever l’amnésie, la damnatio memoriae.

“ L’inquiétante étrangeté ” commence par une remarque sur les relations qui existent entre l’esthétique et la psychanalyse.

“ Le psychanalyste ne se sent que rarement appelé à faire des recherches esthétiques … Il s’intéresse peu à ces mouvements émotifs qui, inhibés quant au but, assourdis, dépendent de la constellation des faits formant la trame de l’esthétique. ”

L’article se termine par cette réflexion :

“ De la solitude, du silence, de l’obscurité nous ne pouvons rien dire, ci ce n’est que les éléments auxquels se rattache l’angoisse infantile qui ne disparaît jamais tout entière chez la plupart des hommes.

Le créateur serait-il piégé entre une réminiscence impossible et une anticipation inaccessible ? ”

Je voudrais terminer en vous citant ce passage de Gladys Swain :

“ Mais le problème de la mélancolie, n’est-ce pas justement que la mort c’est l’impossible ? C’est-à-dire on se sent mourir de ne pas connaître la mort. De même que l’analyse a rendu compte des fantasmes élaborés pour penser le sexe, des fantasmes élaborés pour penser sa propre origine (et qui impliquent que le sujet était déjà là lorsqu’il a été engendré, qu’il assistait à sa propre origine, donc qu’il n’était pas limite du côté de son origine, il me semble qu’il lui reste à penser cette limite et cet autre impensable qu’est la mort. C’est peut-être en prenant les choses sous cet angle que l’on pourrait rendre compte de cette espèce de passion, de devoir morbide que s’impose le mélancolique “ d’assister à sa propre fin ”, pourrait-on dire, par symétrie avec le fantasme d’origine. ”

Ce qui nous fait penser aux vanités du xviie siècle, et par dessus tout à la Mélancolie de Dürer.

La création ne serait-elle pas autre chose que la solitude dans l’anticipation de la mort ? Et c’est précisément là que ce processus est incessant car poursuivant sans cesse l’inaccessible, non pas en arrière mais en avant.