Le sur-moi – agent d’une société répressive ?

Claus-Dieter Rath (Berlin)

 

Je vais esquisser quelques éléments d'un travail en cours qui concerne à la fois la psychanalyse allemande après 1945 et le mouvement de 68.

Dans un commentaire du massacre de Littleton où fin avril 1999 deux élèves ont tué leurs camarades de classe, un journaliste allemand écrit que la faute de tels événements ne revient pas aux médias - télévision ou vidéos d'horreur - mais aux familles détruites, aux parents désintéressés et à l'abandon psychique : " Les parents peuvent seulement essayer de transmettre à leurs enfants ce que bien et mal veulent dire, ce qui est juste et ce qui est faux. Il faut, pour cela, prendre le temps nécessaire . Sigmund Freud appela la conscience le sur-moi, il ne l'appréciait pas particulièrement. C'était une erreur. La conscience, dont la voix se présente chez presque tous les êtres humains, est la prestation de notre espèce la plus sous-estimée. Malheureusement la conscience ne peut être transmise ni par héritage ni par cours du soir. Chaque génération doit, pour la génération suivante, reprendre a son compte cet épuisant travail de civilisation. "

Ce journaliste, né en 1953, se considère comme essentiellement influencé par le mouvement de jeunesse de 1968. Or, ce mouvement presque mondial s'intéressait beaucoup à la psychanalyse dans la mesure où elle pouvait être un instrument utile au projet de libération collective et individuelle, mais il prenait par contre le sur-moi pour un ennemi. Celui-ci était conçu comme l'incorporation des tabous, comme un corps étranger implanté dans les individus par la société (et donc par les classes dominantes) tel "un chip de contrôle" ( comme on dirait aujourd'hui ) qui devait empêcher le libre développement des individus. Pour ce mouvement donc, Freud avait surestimé le sur-moi.

Avons-nous affaire ici, avec ces différentes appréciations, au même phénomène (selon deux perspectives) ou à une combinaison de moments contradictoires ? Ce que m'intéresse, c'est comment, à cette époque, de nombreux intellectuels de ma génération ont conçu le sur-moi et par quelle lecture des textes freudiens leurs conceptions étaient déterminées. Ce qui m’intéresse, en outre, c'est de repérer si ces conceptions contenaient quelque chose qui aurait pu constitué une continuation et qui entre-temps aurait été refoulé. Cette génération de 68 s'orientait - spécialement en Allemagne - vers un mélange de différentes conceptions psychanalytiques : à coté des textes des analystes, qui dans les années vingt et trente avaient choisi une position de lutte de classe - comme Wilhelm Reich -, on trouve les travaux des psychanalystes "culturalistes " - notamment Erich Fromm -, et ceux de la réception du texte Freudien par les théoriciens de la société de " l'école de Francfort " : Adorno, Horkheimer, Marcuse.

Ces auteurs avaient en commun (sauf peut-être Reich), l'idée que quelque chose concernant le sur-moi devait changer : les contenus qu’il transporte, son caractère cruel (les remords) et sa fonction sociale paralysante et répressive qui étouffe les mouvements d’émancipation. C'est ainsi que Fromm, Horkheimer, Marcuse et d'autres ont collaboré dans l'Institut für Sozialforschung (Institut pour la Recherche Sociale) à Francfort vers la fin des années vingt, pendant cinq ans, à des études théoriques et empiriques sur "Autorité et Famille". Fromm était pour ses autres collaborateurs d'une certaine façon le guide en matière de psychanalyse. Les travaux de cet institut, qui avait des liens avec l'institut de psychanalyse de Francfort (dont Fromm faisait partie), se référaient explicitement aux problèmes posés par le nazisme de plus en plus puissant (déjà avant 1933) et plus tard, au cours de l'émigration aux États-Unis aux nouveaux modèles de socialisation totalisante.

Ces auteurs, qui appartenaient à la génération de Jacques Lacan (1901-1981), sont devenus - même malgré eux - des pères du mouvement antiautoritaire de 68. Après leur retour en Allemagne à la fin des années quarante Adorno et Horkheimer ont renouvelé l'étude des textes de psychanalyse (après l'autodafé du 1933, les polémiques contre la psychanalyse, l'expulsion des psychanalystes juifs, et après les dommages causés par la guerre) tout en soutenant aussi l'activité du psychanalyste Alexander Mitscherlich (1908-1982). Ainsi ils avaient une certaine influence sur l'orientation de la pensée en Allemagne après 1945 : chez les analystes, chez les intellectuels et même pour un public un peu plus vaste.

Voici quelques éléments concernant l'importance et la signification du sur-moi chez ces auteurs :

Erich Fromm (1900-1980) partait dans sa théorie du caractère de l’idée que la "structure libidinale " s'adapte "à la structure spécifique d'une société donnée ", et ceci " dans un premier moment par le médium de la famille, et ensuite de manière immédiate dans la vie sociale ". Ainsi il considère la famille comme "l'agence psychologique de la société", et dans celle-ci opère l’autorité paternelle. Pourtant ce sur-moi - qui correspond à l’autorité - n'est utile que là où les conditions sociales doivent rester stables, comme par exemple chez les petits propriétaires ; mais il est un obstacle là ou quelque chose doit changer, être amélioré.

Pour Fromm on est affecté par le sur-moi - voire par l’autorité - comme d'un mal. Il faut s'en débarrasser. Il voit comme but du travail analytique la démolition du sur-moi, et en se référant aux derniers textes de Ferenczi il exige qu'un analyste quitte la classique position de neutralité et prenne activement partie pour le bonheur du patient. Le refoulement ne résulte pas du refoulement primaire, mais de l’éducation et de la société. (Fromm refuse l’hypothèse d'une pulsion de mort et s'il veut abolir le sur-moi, c'est probablement aussi parce que Freud, dans le cas de la mélancolie, en fait "une espèce de dépôt des pulsions de mort " ; cf. (Le Moi et le Ça)

Il propose en outre quelques réflexions concernant la nécessité d'un refoulement spécifique dans chaque société. Ces réflexions constituent une perspective élémentaire de la théorie sociale de l'École de Francfort. Elles concernent la tension entre les besoins et les moyens de leur satisfaction qui sont socialement à disposition (il y inclut la tension entre le taux de satisfaction plus élevé des classes dominantes et celui des classes dominées). Et il affirme que plus le refoulement pulsionnel nécessaire dans une société est élevé, plus le rôle de l’autorité et du sur-moi comme une aide au refoulement est grand.

Mais vers les années quarante - les années de l'émigration - ses collègues sociologues se démarquent de plus en plus de sa révision de la doctrine freudienne.

Max Horkheimer (1895-1973) et Theodor W. Adorno (1903-1969) critiquent son éloignement de la théorie des pulsions (en faveur des affects et des passions) et l’idée des " culturalistes " (à coté de Fromm, ce sont Karen Horney et Harry Stack Sullivan), qu'on puisse devenir heureux - une personnalité totale - grâce à la psychanalyse dans la société actuelle. C'est en particulier Adorno qui exige que la psychanalyse souligne le clivage du sujet ; il entend par cela la conscience d'une satisfaction impossible (du moins dans la société donnée) qui garantisse la possibilité d'espérer (de désirer) quelque chose, quelque chose qui dans le passé avait probablement déjà une fois existé : un Moi autonome, capable de jugement et entrepreneur, grâce auquel le sujet réussit à se défendre contre la manipulation et la contrainte de l'adaptation sociale. Il est convaincu qu'une psychanalyse qui cesserait d'insister sur ce point deviendrait une technique qui rendrait les patients d'autant plus victimes d'un fonctionnement adapté qu'elle les apaiserait avec la croyance en une satisfaction de l'ordre du semblant.

Herbert Marcuse (1898-1979) souligne la contradiction entre une productivité sociale croissante, qui pourrait finalement accroître "les possibilités qu'il y a de satisfaire les besoins humains avec un minimum de labeur " (Éros et Civilisation, p. 87), et rendre possible "le jeu libre des facultés individuelles " (p. 88) et une répression incessante, même en augmentation, combinée avec travail et vie privée toujours plus aliénée et toutes formes d’agressivité. Il introduit le concept de la "sur-répression ", qui s'ajoute à une répression inévitable dans toute forme de société. Cette sur-répression est liée au "principe de rendement ", qui est une forme historiquement particulière du principe de réalité.

Il repère en plus une dépersonnalisation du processus de répression. Bien que le père opère encore la régulation pulsionnelle fondamentale, c'est la sur-répression dans le sens du principe du rendement qui est socialement réglée, par exemple par le biais du temps de travail ou de la gestion du temps libre. (p. 85)

Les "incarnations finales et suprêmes du père ne peuvent par être dépassées "symboliquement" par l'émancipation : il est impossible de se libérer de l'administration et des lois, parce qu'elles apparaissent comme les garants suprêmes de la liberté. [...] La rébellion apparaît alors comme le crime contre l'ensemble de la société humaine et, par-là, comme au-delà de la récompense et au-delà du rachat. " (p. 87)

Avec cette analyse publiée en 1956, Marcuse touche également aux questions de la technologie, de la rationalité technique et de la technocratie qui sont aujourd'hui d'une plus grande pertinence.

Dans la "société sans père " c.a.d. au moment du déclin de l'autorité au sein de la famille et du déclin de la fonction sociale de la famille, "le sur-moi se sépare de son origine et l'expérience traumatique du père est remplacée par des représentations plus exogènes [...] En même temps, la valeur sociale de l'individu se mesure d'abord d'après des aptitudes et des qualités d'adaptation standardisées plutôt que d'après l'autonomie de jugement et la responsabilité personnelle. " (p. 90).

Il manque la formation familiale du sur-moi, qui sert à préparer l'individu á la rencontre avec l'impact sociale. " L’organisation répressive des instincts semble être collective et le moi semble être prématurément socialisé par tout un système d'agents et d'agences extra-familiaux. [...] Les experts des mass-média transmettent les valeurs exigées : ils offrent une parfaite éducation de l'efficacité, de la ténacité, de la personnalité de la rêverie et du sentimentalisme. Contre une telle éducation, la famille n'est plus capable de lutter. Dans la lutte entre les générations, les rôles semblent être inversés : le fils a une connaissance meilleure ; il représente le principe de réalité la plus moderne, contre les formes paternelles désuètes. Le père, premier objet d’agression dans la situation œdipienne, apparaît maintenant comme un but d'agression plutôt inadéquat. " (p. 91/92) Selon Marcuse, l'agressivité accumulé "se retourne contre ceux qui n'appartiennent pas au système, dont l'existence est la négation. Cet adversaire apparaît comme l'archétype de l'ennemi, comme l'Antéchrist lui-même : il est partout en même temps ; il représente des forces sinistres et cachées et son omniprésence exige une mobilisation totale. " (p. 94/95).

Pour lui, face à un tel système et au moment où "avec une plus grande facilité [...] la terreur est considérée comme normale et la destruction comme constructive " (p. 95), il ne reste que l'espoir dans un "grand refus ". Et ceci semblait se réaliser dans les mouvements des jeunes des années soixante.

 

Il me semble que le mouvement de 68 en Allemagne s'est particulièrement battu contre toutes sortes de contrôles émanant soit des " gardiens de la moralité" individuelle, soit de la bureaucratie. Ce qui mettait en jeu un motif particulier : en effet, lorsque Freud écrit, que le sur-moi représente la tradition et les formations d'idéaux du passé et qu’il résiste même, pendant un certain temps, aux sollicitations provenant de nouvelles situations économiques (Freud : 35 eme conférence), alors, le sur-moi ne pouvait être conçu par les soixante-huitards que comme une instance réactionnaire. En Allemagne, il ne s'agissait pas seulement de se détacher d'un monde dit bourgeois, plein de tabous, mais aussi essentiellement de la génération des parents qui était directement impliquée dans le national-socialisme. On ne voulait donc rien savoir d'un sur-moi qui perpétuait " les idéologies, le passé, la tradition de la race et du peuple " et qui "ne laissait la place aux influences du présent, aux nouveaux changements que très lentement " (Freud : 31eme conférence).

 

Les différentes théorisations concernant les relations entre le moi, le ça et le sur-moi et leurs implications socioculturelles se sont développées en Allemagne et dans l'émigration parallèlement aux travaux de Jacques Lacan. Il semble qu'il n'ait existé aucun contact entre ces deux mondes.

Il convient d'élever une série d'objections à l’égard de ces conceptions : tous les représentants de l'école de Francfort ont en commun de négliger le fonctionnement du sur-moi tout en analysant ses fonctions. Ils ne cherchent pas a savoir par quelles voies de transmission les idéaux ou le devoir-être entrent dans le sur-moi ni comment ils y sont traduits. Pour eux, la castration et l'angoisse de castration au premier chef sont fondés par le social. Ils se limitent à la deuxième topique freudienne, tout en ignorant la première qui avait introduit les fonctions de l'inscription dans le psychisme. Leur conception est celle d'une psychanalyse sans lettre. Ainsi leur est barré l'accès à la dimension linguistique du Wunsch freudien et du désir lacanien. Et c'est justement cette dimension là qui permet de questionner les actions des individus et des collectivités et les traditions qui les animent; dimension qui permet de tenter de déchiffrer les signifiants et les questions à la base de tel ou tel phénomène culturel, tel qu’on le fait avec les symptômes et d’autres formations de l'inconscient. C'est elle aussi qui nous permet de poser les questions qui nous intriguent concernant le grand Autre de notre préhistoire collective et individuelle.

A partir d'une telle position on peut sortir de l'alternative : apprécier ou devoir démolir le sur-moi.

Et pourtant, il reste que le mérite des représentants de l'École de Francfort est d'avoir insisté de façon nouvelle et originale sur le prix a payer pour notre civilisation, question que Freud pose maintes fois dans son œuvre, quand il nous parle de la" vérité psychologique ".

Les questions ouvertes par ces théoriciens, que j'ai choisis de vous présenter dans cette esquisse, permettront peut être, a la manière d'un produit de contraste de repérer quelques-unes des tâches aveugles du mouvement psychanalytique : n'y trouverait-on pas des questions oubliées ou qui n'auraient même pas encore été formulées ?