De la culpabilisation à la victimisation

Les dérèglements du surmoi “ alsacien ”

Bernard Reumaux

Certaines mauvaises langues expliquent la forte présence de psychanalystes en Alsace par la gravité des maladies de l’âme dont souffrirait l’Alsace… Mais à côté de la pratique professionnelle des choses de la psyché, la psychanalyse de la région elle-même est un sport répandu et partagé par de nombreux amateurs. L’ouvrage de Frédéric Hoffet, Psychanalyse de l’Alsace, fut à ce titre un best-seller de l’édition nationale au début des années cinquante, suivi par toute une série d’émules, jusque fort récemment encore.

Freud ne devait pas imaginer un seul instant que la psychanalyse pouvait devenir un outil opératoire pour ausculter cette région. Ausculter, et non soigner ou guérir, car en matière alsacienne, la psychanalyse est une science qui fournit d’admirables métaphores pour dire autrement les choses et les comprendre, mais guère pour apporter aux problèmes des solutions. Nous sommes d’ailleurs très loin de toute tentative de psychologie sociale. Ce faisant, et certainement malgré lui, lorsque Hoffet publie sa Psychanalyse de l’Alsace, il vient justifier l’idée que l’Alsace est une personne, dotée d’une âme, d’émotions, de plaisirs et de douleurs.

L’idée est ancienne : elle remonte à 1870, à l’annexion, au moment où dans la mémoire collective française se constitue à travers l’Alsace annexée l’allégorie du pays blessé et vaincu. L’allégorie est une figure rhétorique mais, par les vertus de ce qu’Aristote appelle habitus, la fiction a été prise pour la réalité et la métaphore au sens propre. L’habitus, c’est l’habitude, l’accoutumance, mais c’est également le malin plaisir qu’éprouve parfois le malade à entretenir sa maladie… A entretenir sa maladie et à s’entretenir de sa maladie. Cela fait au moins un sujet de conversation quand on n’a rien à dire. On s’est habitué donc, dès 1870, à parler de l’Alsace vivante, d’âme alsacienne, et on s’est mis après la dernière guerre à psychanalyser l’Alsace comme on analyse une personne, faisant de cette région une communauté organique soudée par des pratiques sociales, culturelles et religieuses uniformes. On néglige ainsi dans une certaine mesure la réalité que les individus vivent ici au quotidien, leurs références et leur histoire propres, bref on fait vivre l’Alsace sans les Alsaciens. Il n’y aurait donc pas de personnes ou d’individus, mais de simples parties se rapportant à un tout… Il y aurait une imbrication fatale entre les individus et le corps social auquel ils appartiennent — imbrication qui vient compliquer la question de l’identité alsacienne et la rendre, pour le moins, insoluble.

Dans ces conditions, traiter du surmoi alsacien est une gageure… Il y a déjà une certaine incongruité à parler du “ moi ” alsacien. Qu’entend-on par exemple par : “ Nous les Alsaciens… ” ? A peu près la même chose que Bernardin de Saint-Pierre et Rousseau lorsqu’ils parlent d’“ homme de la nature ”… L’Alsacien est une construction archétypale et l’Alsace, selon la métaphore de l’écrivain René Ehni, une crèche peuplée de santons archétypaux. On fera tantôt de l’Alsacien un descendant des Celtes, un vieil Allemand ; on l’entendra dialectophone, protestant, catholique ou juif (c’est selon, pourvu que cela reste concordataire), bon vivant comme sur un dessin de Hansi, honnête, travailleur, riche (en omettant qu’avant que l’épargne individuelle ne connaisse des sommets jamais égalés, l’Alsace était une province ouvrière et laborieuse), votant MRP (on oubliera que les grèves de 1936 durèrent ici plus longtemps qu’ailleurs et que la région était un bastion communiste) ; on s’apercevra avec une dose non dénuée d’exotisme qu’il existe des Alsaciens francophones, des Tziganes qui ont été d’un apport extraordinaire à cette région.

La question du “ ça ” est quant à elle de l’ordre du tabou — un tabou dont la levée, même partielle, suscite polémiques et débats. Il y a même, dans certains milieux, une complaisance à maintenir le plus de “ ça ” possible, à ne pas remuer ce qu’il y a dans l’histoire et ses placards…

Quant au surmoi, il faut être un peu téméraire pour s’y aventurer. Si l’on s’en tient à Freud, le surmoi est l’instance de la personnalité qui empêche de commettre des actions qui entraîneraient de la culpabilisation. Essayons de comprendre ce qui se passe dans le “ surmoi alsacien ”, au moins dans la religion, la langue et la mémoire.

La morale judéo-chrétienne — qui a dominé ici plus qu’ailleurs — a longtemps exercé une emprise sans partage sur le surmoi alsacien. Cette domination du Décalogue sur les consciences (et la perception d’une Alsace pacifiée et concordataire) a évacué de la mémoire collective que l’Alsace fut une terre de brigandages que Montaigne par exemple, lors de son voyage à Rome, hésitait à traverser. L’Alsace n’a pas toujours été l’Alsace heureuse et chrétienne ; elle fut une terre où l’on a tué, où l’on a volé, où l’on a convoité la fortune et la femme du voisin, sans trop de culpabilisation…

S’agissant de la langue, la non-transmission dans les années soixante du dialecte d’une génération à l’autre a également produit de la culpabilisation. Mais cette culpabilisation est restée, là encore, de l’ordre de l’inconscient ; mieux, elle a été transformée en victimisation. On est allé jusqu’à réinventer l’histoire, accusant par exemple la Troisième République d’avoir détruit les traditions régionales, alors que dans une certaine mesure, elle a permis plus que jamais leurs développements culturels. On a remplacé ici la culpabilisation par l’interdit. Au “ Nous n’avons pas transmis notre langue ” s’est substitué le “ On nous a interdit de la transmettre ”.

Quant à la mémoire collective, Tomi Ungerer revenait dans un entretien récent donné à Saisons d’Alsace sur la nazification dont la région, province du Reich, a été l’objet. En Allemagne, la question du nazisme a entraîné une culpabilisation générationnelle, Vergangenheitsbewaltigung, qui revêtait parfois les habits d’un mea culpa obsessionnel et dont on perçoit aujourd’hui la fin par la politique de tabula rasa du chancelier Schröder. En Alsace, cette culpabilisation est restée de l’ordre du tabou, permettant que les vieux démons puissent fasciner encore…

La question du surmoi pour ces trois ressorts de la vie collective que sont la religion, la langue et la mémoire montre une évacuation systématique de la culpabilisation en dehors de la conscience collective, voire une transformation de la culpabilisation en victimisation, justifiant ce qu’écrivait Tzvetan Todorov sur les minorités : “ Il est plus aisé d’être une victime — ou de se présenter comme tel —, qu’un bourreau ”. Chaque fois que se présente un motif de culpabilisation — ce que fournit le surmoi —, la victimisation prend sa place ; chaque fois qu’un coupable se présente, la victime en lui apparaît… La mise à l’écart de la culpabilisation a un effet : la répétition compulsive des gestes passés. Pour caricaturer : rien n’empêche de tuer, si l’on sait qu’on ne sera jamais accusé de quoi que ce soit, puisqu’on est Alsacien, et qu’un Alsacien concordataire par essence, moral par éducation, ne tue pas… On serait tenté de dire qu’il y a un dérèglement du surmoi alsacien…

Le surmoi n’est peut-être pas en Alsace ce qui empêche de commettre des actions culpabilisantes, mais ce qui permet de commettre des actions victimisantes… Freud aurait-il commis quelque part une erreur ? L’erreur n’est pas chez Freud, elle provient du fait que l’Alsace n’est pas une réalité, mais une fiction, que l’Alsacien est un archétype, une construction symbolique. Et la psychanalyse échoue peut-être à l’endroit même où commence la fiction, puisque la fiction permet justement en Alsace de mettre tabou les tabous et de semer la confusion au sein de la réalité… Nous avons alors, pour cerner la réalité de cette région, à mettre un bémol sur l’archétype alsacien, à prendre en compte que vivent ici des hommes et des femmes, qui sont des individus différents, aux origines et aux aspirations diverses, qui ne ressentent pas être les parties d’un tout ni les organes d’un corps alsacien fantasmé et imaginaire. Pas plus que le “ surmoi ”, n’existent de “ moi ” et de “ ça ” alsaciens…

Qui est alsacien alors ? Les individus qui vivent ici. La définition est suffisamment large pour contribuer à faire de cette région une terre d’ouverture, d’accueil, de respect. Elle redonne à l’individu sa fonction, celle de se constituer lui-même une histoire, sans référence constante à la communauté. L’Alsace aurait beaucoup à gagner en perdant ses réflexes communautaires ; elle gagnerait des individus, sans lesquels il n’y a pas de liberté possible. Ni de psychanalyse d’ailleurs.

 

 

Bernard Reumaux, rédacteur en chef des Saisons d’Alsace