Mélancolie : entre idéal et sublimation
Francis Rouam
Terme utilisé de façon ininterrompue depuis l’antiquité, pêle-mêle par les philosophes, poètes, écrivains, artistes, médecins, psychiatres, psychanalystes…, la mélancolie n’en finit pas de ne pas se laisser cerner de façon univoque, recouvrant des réalités très différentes mais n’en insistant pas moins à travers l’imperturbable persistance et l’inamovibilité lancinante de ce mot qui défie les âges. Est-elle un concept ? S’agit-il d’une entité existentielle ? D’une structure de l’esprit humain ? D’une catégorie clinique ? D’un pur signifiant… ?
Freud la repère selon deux axes métapsychologiques principaux :
— il la rattache d’une part ) la perte ignorée d’un objet lui-même ignoré : “ Ainsi nous serait suggéré de rapporter, d’une façon ou d’une autre, la mélancolie à une perte d’objet soustraite à la conscience ” (Freud, Deuil et mélancolie, OC, t. XIII, p. 263) ;
— il pose, d’autre part, dans la clinique l’auto-accusation du mélancolique et son auto-indignation comme un effet du surmoi : “ Nous voyons chez lui [le mélancolique] une partie du moi se confronter à l’autre, l’évaluer de façon critique … Ce avec quoi nous faisons ici connaissance, c’est l’instance habituellement nommée conscience morale ” (Freud, op. cit., p. 266). L’auto-tourment de la mélancolie, indubitablement riche en jouissance, signifie … la satisfaction de tendances sadiques et de haine qui concernent un objet et ont, sur cette voie, subi un retournement sur la personnes propre (Freud, idem, p. 270).
Le premier axe, à partir de la problématique de la perte, tout comme le second, à partir du rôle du surmoi et de sa dimension d’idéal, introduisent à la question du sens, de son avènement, de son maintien ou de sa disparition.
1) La perte : la froideur du discours du mélancolique est corrélative de son caractère implacable. Il ne semble y avoir nulle autre issue que ses propos seuls à pouvoir dire la vérité. Aucune autre parole n’est crédible, il est seul détenteur du dernier mot, dont l’énonciation en ferait le dernier à être prononcé, avant le repli dans le mutisme (et parfois le suicide).
Son discours tente d’asseoir l’impossibilité que le langage vienne représenter l’objet perdu, c’est-à-dire prendre acte et nommer son absence ; cette absence même est non reconnue, ne peut m’être. La “ perte ” ne peut être traduite dans le langage. C’est le langage lui-même qui est alors mis en questions, en tant que le premier couple de signifiant est le “ fort-da ”, soit la symbolisation de l’absence.
Le monde perd peu à peu ses valeurs, tout attrait et tout intérêt, se voit entaché d’une négativité grandissante et ne signifie progressivement plus rien.
C’est finalement le sens même qui s’étiole et se vide peu à peu dans ce discours pour confiner à l’extrême limite dans le hors-sens et l’extinction dans le silence néantisant.
La problématique du sens avait déjà été soulignée par Aristote liant le tempérament mélancolique à un trope spécifique, la métaphore : dans la Poétique, Aristote introduit la métaphore comme l’opération, l’acte qui consiste à déceler et faire surgir un rapport essentiel entre les choses qui, alors, révèle leur être. Par un glissement de mots, c’est cette communauté d’être que dévoile la poésie, témoignant de la capacité de qui la produit à saisir, à découvrir cette ressemblance qui reste cachée au sens commun. “ Bien métaphoriser … c’est le signe d’un bon naturel, c’est contempler le semblable ” (Aristote, Poétique, cité par J. Pigeaud, “ Une physiologie de l’inspiration poétique, de l’humeur au trope ”, Les Etudes classiques, tome XLVI, n° 1, janvier 1978). La métaphore est produite par le discours poétique, lui-même générateur d’un texte support et vecteur d’un sens émergeant toujours à venir, à créer et à recréer.
L’avènement du sens est ainsi étroitement lié à la production métaphorique. Le discours poétique mériterait d’ailleurs peut-être d’être dénommé “ protodiscours ”.
2) L’idéal : le travail clinique avec le mélancolique en passe par une représentation de la perte, et la possibilité d’une alternative à cette jouissance qui s’accroche à un idéal derrière lequel se retranche le sujet, et qui n’est pas producteur de sens, c’est-à-dire d’où ne procède nulle métaphore. L’idéal est là l’artifice pour dénier la perte, la possibilité de la perte, comme s’il était promesse d’immortalité.
“ Cette exigence d’éternité est trop nettement un succès de notre vie de souhait pour pouvoir prétendre à une valeur de réalité … je n’accorderai pourtant pas au poète pessimiste que la passagèreté du beau entraîne une dévalorisation de celui-ci … ce ne peut être que la révolte de l’âme contre le deuil qui dévaloriserait pour eux la jouissance du beau ” (Freud, Passagèreté, OC, t. XIII, p. 321-322). Une telle soumission surmoïque à un idéal inaccessible ne peut que rejoindre sa mise en échec, sa négation ou son effacement pur et simple : la nullité du monde rattrape son absolutisation et son caractère implacable.
La mélancolie semble ainsi interroger le rapport de l’homme à l’idéal absolu, soit le rapport de l’homme à Dieu. Est-elle la manifestation d’un athéisme fondamental ou celle d’une fusion à Dieu, voire cette fusion elle-même ?
Si par ailleurs Gladys Swain, dans un ouvrage récent, propose de mettre en parallèle la psychanalyse interrogeant les fantasmes des origines et la mélancolie l’innommable de la mort, ne peut-on assigner à celle-ci une troisième voie, celle d’un questionnement radical sur l’existence de Dieu (ou l’amour de ce dernier, mais n’est-ce alors pas là pure redondance ?) ? Sur tout idéal en tant qu’avatar de Dieu ?
Sur l’idéal enfin, s’adosse l’autre destin pulsionnel, en tant qu’alternative au refoulement, à savoir la sublimation. Ceci ne contredit néanmoins pas le fait qu’il faille clairement la différencier de l’idéalisation (ou de la formation réactionnelle) ; mais l’idéal est foncièrement ambivalent, en ce qu’il peut sous-tendre la sublimation ou lui en barrer l’accès, lorsque, par exemple, il suture la question de l’écart de l’objet et de sa représentation, dans laquelle se situe précisément la possibilité de la sublimation.
Ce n’est pas le moindre génie d’Aristote que d’avoir lié, dans ses “ Problèmes XXX ” le tempérament mélancolique et la création, création que Freud rattachera étroitement, plus de deux mille ans après, à la sublimation. Dans la perspective de ce dernier, la sublimation entretient un double rapport, à la fois à la pulsion de mort dans sa dimension désexualisante, et à Eros, dans ses connexions avec les processus créateurs. Elle suppose à cet égard l’abandon d’un objet mondain commun moïque et de sa récupération narcissique au profit d’un acte créateur, c’est-à-dire où n’est pas faite l’impasse sur le désir du sujet (ce que toutes les traditions repèrent comme une “ seconde naissance ” après une mort à ses fixations moïques et narcissiques).
La question du sens, ou de l’absence de sens, ou du “ pas encore de sens ”, peut alors être précisée et reformulée.
Il n’y a pas de discours constitué sans sens, donc sans une cohérence garantie par l’Autre, sauf à se réduire à ce qui n’est plus un discours, mais une succession de sons ou de mots sans syntaxe d’où ne procède, dans ce cas, rien d’autre que sa propre extinction. C’est la situation de l’extrême de la mélancolie clinique.
Mais entre un sens constitué et son absence, son effacement et le rien vers lequel l se confine, un troisième terme apparaît, qui est celui de sa suspension, un temps de hors-sens dans l’attente de l’avènement de celui-ci : c’est là que se situe, selon nous, la sublimation, l’acte créateur (qui s’ancre dans l’Autre, dans la mesure où le concept de création n’a d’essence que divine). Aristote différenciait le tempérament mélancolique de ce qu’il appelait le “ fou ” (analogue du mélancolique au sens psychiatrique du terme) par leur capacité respective à produire des métaphores, dont nous avons indiqué en quoi elles étaient l’arrière-plan obligé de la création du sens et de l’acte créateur en général, ce dont rend compte la production poétique, ainsi que l’analyse Aristote.
Il appuie cette différenciation sur la qualité des métaphores produites, ce qu’il appelle la “ vérité ” des métaphores. Dans l’article cité, J. Pigeaud explicite, d’après les “ Petits traités d’histoire naturelle, “de la divination dans le sommeil” ” du même Aristote, comment cette “ vérité ” de la métaphore tient à la capacité de l’archer, décochant sa flèche, d’atteindre sa cible (cette image étant elle-même une métaphore en acte, ce qui rend compte de ce qu’est le processus métaphorique, soit la capacité à saisir l’essence des êtres à travers des manifestations ou des images très éloignées les unes des autres). Mais, fait essentiel, cette cible n’est pas déterminée d’avance, et ce n’est que dans l’après coup qu’il sera possible de dire qu’effectivement il y a bien eu cible, centrée par la flèche.
Autrement dit, ce n’est que dans la production, dans un deuxième temps, d’un sens, que l’on pourra inférer qu’une métaphore a bien été produite, que l’acte métaphorique, dans sa vérité, a bien eu lieu.
Là se situe la sublimation, l’acte créateur, dans un “ hors-sens-pas encore de sens ”, dans un intervalle de suspension du discours, entre l’objet (créé) et sa représentation.
En termes de temporalité — et plus seulement dans une référence spatiale, fût-elle celle du parcours de la flèche —, elle est l’instant lui-même.
Evoquer le concept d’instant appelle de longs et complexes développements. Nous nous contenterons de le définir à l’instar — et dans une autre tradition — du maître japonais du xiiie siècle, Dogen Zenji, comme la conjonction de l’être et du temps : “ … Nous devons étudier que, dans le monde entier, il y a des myriades d’êtres vivants et des centaines d’herbes, et que chacun des êtres vivants et que chaque brin d’herbe est le monde entier. Avec cette sagacité commence notre pratique. Vu ainsi, un être vivant est un être vivant, un brin d’herbe est un brin d’herbe. En plus, vu ainsi, un être vivant n’est plus un être vivant, un brin d’herbe n’est plus un brin d’herbe. A ce moment précis, chaque être-temps devient un seul temps. L’être herbe et l’être chose sont également temps… Vous ne devez pas considérer que le temps simplement s’envole. Vous avez tort de penser que s’envoler est la seule fonction du temps. Si le temps devait s’envoler, alors il y aurait un intervalle entre hier et aujourd’hui. La raison pour laquelle nous ne comprenez pas la voie de l’être temps, est que vous pensez que le temps ne fait que passer. En bref, les êtres de l’univers, tout en étant les uns à la suite des autres, sont un seul temps. Puisqu’ils sont être-temps, je suis être-temps ” (Dogen, Shobogenzo Uji, trad. Eido Shimano Roshi & Charles Vacher, Encre Marine, 42220, Fougères, 1997).
C’est cette légitimation après coup qui fait défaut dans la situation de la mélancolie au sens psychiatrique du terme, de la folie selon Aristote, ce qui rejoint en fin de comte l’absence de métaphore.
Le génie créateur — celui qui réalise un acte sublimatoire — se rapproche du tempérament mélancolique d’Aristote, dans sa production de métaphore ; porteur, dans cette théorisation, de la même crase humorale, il reste fragile et menacé, risquant de verser dans la folie (“ Ethique à Nicomaque ”).
Mais, fait essentiel, il s’agit non tant de la métaphore en tant que résultat ou effet de sens ou figure de rhétorique, mais de l’acte métaphorique lui-même, le vol de la flèche de l’archer dans les airs, de la Poétique en tant que telle.
Dans la métapsychologie, Freud théorise les destins pulsionnels, rédige un article sur le refoulement, écrit “ Deuil et mélancolie ”, mais il manque le chapitre sur la sublimation qui ne viendra jamais. Ces trois situations ne pourraient-elles pas figurer aux trois sommets d’un triangle, dont l’un joue le rôle d’un pont entre les deux autres avec :
1) le génie créateur, auquel se rattache l’acte métaphorique qui implique une rupture (une déliaison) et un dépassement des apparences, en vue d’y pointer un lien plus essentiel (“ par la contemplation du semblable ”), sa légitimation n’intervenant qu’après coup ; ce suspens (du sens) sans garantie définit là la sublimation.
2) le discours commun où prévaut le refoulement, où se déploie le sens, structuré linéairement selon la succession de l’hypothèse et des prémisses, du raisonnement et du développement, et enfin de sa conclusions et de ses conséquences ; c’est donc l’inverse du cas précédent (de l’acte métaphorique sublimatoire) où la “ conclusion devance les prémisses, au lieu de venir d’elles ; ici, rien ne vient d’une conséquence logique d’une réflexion ; tout se fait avant qu’on tire les conséquences, avant qu’on réfléchisse ; car toutes ces opérations viennent après, ainsi que le raisonnement, la démonstration et la preuve ” (Plotin, Ennéades V.8, explicitant à sa manière la position d’Aristote sur la métaphore, cité par J. Pigeaud).
La métaphore est ici pure figure de rhétorique, dont on ne retient que l’effet de ses qui en découle.
3) la mélancolie psychiatrique, la folie des Anciens, où disparaît l’activité métaphorique et où le sens s’amenuise peu à peu. L’expression “ discours mélancolique ” peut-elle alors encore être justifiée ? Existe-t-il un “ discours mélancolique ” ?