Ecrire Sur-moi : Les Mots de Jean-Paul Sartre
Ch. GULLY
Il est fils d'un père qui a fini par avoir l'âge d'être son fils - pour avoir été un jeune mort- et qui a emporté dans la tombe le secret du sens de sa vie. Sa mère a laissé, elle aussi, sa place vacante puisqu'elle est redevenue avant tout la fille de ses parents, et par-là même, la sœur de son fils, plutôt que d'être une jeune veuve. Son grand-père paternel a gardé le silence durant près de quarante ans. Voilà pourquoi Jean-Paul SARTRE se décrit comme issu d'une famille où les mots ont manqué, et où le corps n’a été que très peu parlé. Voilà pourquoi il se dit sans surmoi.
Pas de Surmoi, et pourtant la mort de Jean-Baptiste Sartre a été "la grande affaire de sa vie". Ce autour de quoi il s'est constitué : un vide, un trou généalogique, un blanc de nom, de sens sur sa vie, d'existence, autour duquel il a désigné l'écriture comme l’agent de sa structuration. Il est, à condition de toujours s'écrire, se refaire.
Si comme il le prétend, Sartre n'a pas de surmoi, on peut se demander comment a fonctionné chez lui le recours, l'accès à l'écriture, donc à une certaine forme de sublimation , pour autant qu'il s'agisse là véritablement d'un tel processus.
De plus, que serait-ce que d'être sans surmoi ?
Pas de surmoi, donc, selon lui, parce qu'il n'y a pas eu de parole, ni de son père, ni sur son père. De plus, il aurait vécu un "œdipe fort incomplet" du fait de la disparition précoce de ce dernier. Rappelons que pour Freud, s'il semble que la sévérité du surmoi soit en rapport avec la force du complexe d'œdipe et avec celle de l'agressivité contre l'autorité paternelle (et non de la sévérité de l'éducation), il n'en est pas seulement un reliquat, et une part du surmoi préexiste au complexe d'œdipe comme un héritage du père (ou des parents) de la préhistoire personnelle.
Un autre écrivain, une femme, dans son autobiographie, nous offre le pendant de la question de Sartre. Nathalie Sarraute dans son "Enfance" rapporte une parole prononcée par sa mère : " Tu dois mâcher les aliments jusqu'à ce qu'ils deviennent aussi liquides qu'une soupe... Surtout ne l'oublie pas, et quand tu seras là-bas, sans moi, là-bas on ne saura pas, là-bas on oubliera, on n'y fera pas attention, ce sera à toi d'y penser, tu dois te rappeler ce que je te recommande... promets moi que tu le feras... ".
Suite à l’absence de sa mère, elle va se trouver être seule juge. Du coup, elle s’impose de suivre cette parole à la lettre bien qu’elle sache que sa mère, si elle avait été présente, ne l'aurait pas nécessairement obligée à la respecter. Ainsi, l'absence d'un parent, plus que sa présence, tend à rigidifier, à rendre injonctive une parole prononcée, et à y enfermer le sujet.
Du côté de chez Sartre, on retrouve dans ses Mots, deux paroles de poids ; la première comme seul vestige du père : "Mon fils n'entrera pas dans la marine", la seconde émanant de son grand-père maternel : "Cet enfant a la bosse de l'écriture".
Pour lui, si follement libre de père et de sens sur sa vie, gravitant autour d'une généalogie pour le moins curieuse - car vivant dans une famille dont il ne porte pas le nom, chez ses grands-parents maternels avec une mère qu'il décrit davantage comme une sœur -, cette parole du grand-père peut faire office d'inscription dans une généalogie autre, dans une autre chaîne : le livre est à la fois ce qui le précède et ce qui lui survivra.
Avec le livre, il se constitue, s'introduit au monde symbolique. La découverte du tiers se fait à travers le corps de sa mère qui se fait relais d'une voix autre en lui lisant un conte de fées, un écrit : "Anne-Marie me fit asseoir en face d'elle, sur ma petite chaise ; elle se pencha, baissa les paupières, s'endormit. De ce visage de statue sortit une voix de plâtre. Je perdis la tête : qui racontait ? Quoi ? Et à qui ? Ma mère s'était absentée : pas un sourire, pas un signe de connivence, j'étais en exil. Et puis je ne reconnaissais pas son langage. Où prenait-elle cette assurance ? Au bout d'un instant j'avais compris : c'était le livre qui parlait. [...] et je me sentis devenir un autre. Anne-Marie, aussi, c'était une autre...".
Pour autant qu'il décrive le livre comme l'introduisant au monde symbolique, l'écriture, tout en le construisant, semble être une violence qui s'exerce sur lui, contre lui. Cette violence, c'est la nécessité, la compulsion injonctive d'écrire toujours : "Il est vrai que je ne suis pas doué pour écrire ; on me l'a fait savoir, on m'a traité de fort en thème : j'en suis un ; mes livres sentent la sueur et la peine, [...] je les ai souvent faits contre moi, ce qui veut dire contre tous, dans une contention d'esprit qui a fini par devenir une hypertension de mes artères. On m'a cousu mes commandements sous la peau : si je reste un jour sans écrire, la cicatrice me brûle ; si j'écris trop aisément, elle me brûle aussi. [...] je déteste mon enfance et tout ce qui en survit : la voix de mon grand-père, cette voix enregistrée qui m'éveille en sursaut et me jette à ma table, je ne l'écouterais pas si ce n'était la mienne, si je n'avais, entre huit et dix ans, repris à mon compte dans l'arrogance, le mandat soi-disant impératif que j'avais reçu dans l'humilité."
Il se trouve être condamné à écrire toujours, puisque l'écriture est sans effets durables. Avec elle, il se constitue une histoire, une origine, une fin. Elle lui permet une inscription dans la temporalité, et le projette hors du temps car elle possède une dimension d'éternité, comme immuable. Elle lui donne du corps, une consistance, un nom, même s'il se sent être dans une position d'imposteur et incertain quant à la légitimité de son nom. On ne peut s'empêcher de songer à Joyce...
L'écriture lui permet de ne pas errer comme un objet indifférencié dans une affaire généalogique complexe, mais cela au prix d'une aliénation, d'un "enchaînement". Elle est la seule chaîne possible pour naître au monde, tout en se soldant par un ratage systématique. Elle ne le tient pas, elle n'a d'effet réellement que lorsqu'il écrit, et pendant qu'il écrit. Il se constitue comme sujet dans l'articulation des mots écrits par le moi : " moi, cela signifiait : moi qui écris ". " Je n’existais que pour écrire ", au sein du mouvement même de l'écriture.
Sartre parle de surmoi "mal placé", ou absent. C’est ce qui le force à écrire. En le poussant vers l’idéalisation, cela lui permet d’exister. S’il produit du moi par l’écriture, qu’en est-il de sa position subjective? On peut noter à quel point sa fiction autobiographique s’associe à sa position philosophique, l’existentialisme. On peut facilement entendre comment, pour quelqu’un chez qui les paroles ont manqué, et dont le moi procède de l’écriture, " l’existence précède l’essence ".
L’écriture lui permet d’exister en le poussant vers l'idéalisation, en un lieu que nous pouvons définir comme tension entre surmoi et idéal du moi. Le surmoi est le promoteur et le produit de l’écriture et Sartre la situe à l'endroit où le père fait défaut : s’il avait eu un père, il aurait eu un surmoi et n’aurait pas eu besoin d’écrire. L’écriture, produit d’une injonction surmoïque, semble bien faire ici sinthome. Le surmoi pourrait ainsi produire du sinthome, qui à son tour nourrirait le surmoi.
Ch. GULLY